« Qui donc m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? » C’est la réponse que Jésus adresse à cet homme qui vient le solliciter pour régler un différend qui l’oppose à son frère. C’était une pratique courante d’aller solliciter un rabbi pour lui exposer un problème afin qu’il puisse donner un avis éclairé et on pouvait solliciter les rabbis sur n’importe quel sujet et c’était formidable parce qu’ils avaient toujours un avis éclairé. Du moins, c’est ce qu’ils pensaient et ils se débrouillaient pour répondre avec des mots suffisamment compliqués pour enfumer leurs interlocuteurs et leur laisser croire qu’ils étaient compétents en tout ! Jésus n’a pas voulu endosser ce costume de « Monsieur réponse à tout » ! Quelle humilité de la part de Celui qui est le Fils du Très-Haut dont une des qualités est l’omniscience. Si lui, Jésus, le Fils du Très-Haut a accepté de ne pas être compétent en tout, nous serions bien inspirés de l’imiter. Je suis toujours frappé quand j’entends quelqu’un de très intelligent reconnaître humblement que, sur ce sujet, il n’est pas compétent et ne se risquera pas à donner une parole qui pourrait ne pas être suffisamment juste. Bon, mais ça, dans l’Evangile d’aujourd’hui, ce n’était qu’un détail, mais quand même un détail intéressant qu’il m’a plu de souligner.
Ensuite, peut-être que cet homme qui est venu le questionner a regretté sa démarche. Cet homme était-il quelqu’un de connu pour son habileté à réussir dans les affaires, était-ce donc pour lui que Jésus a voulu raconter cette histoire ? Nous n’en savons rien, toujours est-il que cette situation va donner à Jésus l’occasion de raconter une parabole pleine de finesse qui peut tous nous faire réfléchir. Oui, cette parabole est pleine de finesse parce qu’elle ne condamne pas la réussite, bien sûr quand la réussite s’obtient de manière honnête par le travail. Et c’est bien le cas de l’homme dont il est question dans la parabole, il a réussi à force de travail. Pour le dire autrement, être un looser, un perdant, ce n’est pas forcément un idéal évangélique. Ceci dit, contrairement à la société, l’Evangile ne rejette pas les loosers ! Mais je crois aussi que Jésus n’a rien contre ceux qui réussissent et qu’ils n’ont donc pas à se culpabiliser de leur réussite.
Par contre, Jésus va tout de suite poser une question à ceux qui réussissent : dans ta recherche de réussite, quel est ton objectif ? Quand tu as réussi, qu’est-ce que tu fais de ta réussite ? Et c’est pour nous inviter à réfléchir qu’il a raconté cette parabole. Après avoir entendu Jésus, j’aimerais vous raconter une autre histoire, assez semblable, racontée par l’écrivain russe, Léon Tostoï. Il parle d’un paysan qui se plaignait de ce que sa terre était trop petite. Le diable va le voir et lui parle d’un pays où la terre est donnée gratuitement à ceux qui veulent la cultiver. Evidemment, notre homme y court ! Le maire du village lui propose de lui donner tout le terrain dont il sera capable de faire le tour, à pied, entre le lever et le coucher du soleil. Et il le prévient : si tu n’es pas revenu à ton point de départ au coucher du soleil, tu n’auras rien ! L’homme part donc de bon matin, décidé à parcourir un carré de 10 km de côté, c’était un bon marcheur ! En chemin, il allonge encore la distance pour inclure un petit bois, une pièce d’eau et encore une clairière. Quand le soleil commence à décliner, notre homme se rend compte qu’il est encore très loin de son point de départ, alors, il court, il court pour arriver avant le coucher du soleil. Voyant le soleil bientôt couché, il augmente encore l’allure. Ouf, il arrive juste à temps, mais il a fait tellement d’efforts qu’il meurt d’une crise cardiaque sur la ligne d’arrivée ! Au lieu de ce vaste carré de terre dont il rêvait, la seule terre qui lui fut accordée, ce fut les 2 m2 de sa sépulture. Voilà donc ce qui arrive à ceux qui suivent les suggestions du diable ! Et Dieu sait si dans ce domaine de la réussite, de l’acquisition des richesses, il est fort pour suggérer des tentations qui peuvent conduire à la mort tous ceux qui se laissent séduire par ses propositions alléchantes !
Vous l’aurez donc compris, Jésus agit à l’inverse du diable dans le récit de Tolstoï. Si Jésus raconte cette parabole, c’est pour que nous soyons bien vivants. Certes, nous finirons tous par mourir, mais Jésus nous veut vivants jusqu’au bout et c’est pour cela qu’il raconte cette histoire. Pour que nous ne nous accrochions pas à de la buée inconsistante comme nous y invitait la 1° lecture car le mot « vanité » se traduit aussi par buée et la buée, c’est tellement éphémère et aussi gênant !
Parce que ce n’est pas une vie de surveiller à chaque instant le cours de la bourse, je n’en ai aucune pratique, mais j’imagine qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter les yoyos de ses titres. Certains pourraient finir leur vie prématurément comme le paysan de Tostoï ! Réussir oui, mais dans quel but ? Que faire avec l’argent gagné ? Construire des greniers en ne pensant qu’à son confort et sa sécurité ainsi que celle de sa famille proche et même celle de son cher minou et de son adorable toutou ? Pendant des années, l’organisme qui recevait le plus de legs était la SPA, les personnes seules étaient tellement angoissées à l’idée de partir en laissant seul leur animal de compagnie qu’elles donnaient tous leurs biens à la SPA pour qu’on s’occupe de cet animal. Je ne dis pas qu’il ne faut pas aimer les animaux mais quand on pense que toutes les 12 secondes un enfant meurt de faim, on voit qu’il y a quelque chose qui n’est pas juste !
Ce que je suis en train de vous dire, ce n’est pas de la morale à deux balles, faite par un curé qui n’a pas besoin de se soucier de l’avenir de sa famille ! Non, ce que je dis est fondamentalement théologal. Nous avons été créés à l’image de Dieu, or Dieu est don et même par-don, c’est-à-dire que quand il a déjà beaucoup donné, il peut donner le don par excellence qui est le par-don, ce qui est donné par-dessus le don. Si nous avons été créés à l’image de Dieu qui est don, ça signifie que nous ne serons vraiment vivants, épanouis qu’en vivant à son image. Or cela ne peut pas se faire en se constituant des greniers bancaires tellement débordants qu’il faut sans cesse en ouvrir de nouveaux ! C’est bien ce que Jésus veut nous dire en concluant la parabole par cette parole décapante : « Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. » Demandons-nous quel geste poser rapidement si nous ne voulons pas mourir comme le riche insensé de cette parabole ou comme le paysan de Tolstoï. Interrogeons-nous pour savoir comment faire du bien avec nos biens, sachant que l’on peut aussi donner son temps, ses compétences et même sa prière ! Mais inévitablement, à un moment ou à un autre se posera la question de l’argent que je peux et que je dois donner pour rattraper les injustices de la vie. Ils ne l’ont pas choisi ceux qui sont nés dans les pays de la faim. Ils ne l’ont pas choisi ceux qui sont nés dans une famille défavorisée dans laquelle le seul héritage qu’on peut transmettre, ce sont des dettes ! Eux ne l’ont pas choisi mais nous, nous pouvons choisir de les aider.
Alors, je sais que certains se donnent bonne conscience en disant : je ne donne pas parce que je ne sais pas si ceux à qui je donne mon argent l’utilisent correctement. A ceux-là, j’ai envie de dire deux choses. D’abord, est-ce que vous surveillez d’aussi prêt l’usage que votre banquier fait de l’argent que vous déposez chez lui ? Et puis, je voudrais citer cette parole que le Saint Curé d’Ars, que nous allons fêter cette semaine, aimait dire à ceux qui le critiquaient de donner trop et sans discernement : nous, les riches, nous serons jugés sur le fait d’avoir donné ou de ne pas avoir donné et les pauvres, eux, seront jugés sur ce qu’ils ont fait de ce qui leur a été donné.
Permettez-moi de terminer en citant quelques paroles de ce texte admirable sur le don que l’on trouve dans le prophète de Khalil Gibran. Il faudrait lire tout le texte, vous le trouverez facilement sur internet, je n’en lis que quelques extraits : Il y a ceux qui donnent peu de l’abondance qu’ils possèdent – et ils le donnent pour susciter la gratitude et leur désir secret corrompt leurs dons. Et il y a ceux qui possèdent peu et qui le donnent en entier. Ceux-là ont foi en la vie et en la générosité de la vie, et leur coffre ne se vide jamais. Il y a ceux qui donnent avec joie, et cette joie est leur récompense … Il est bon de donner lorsqu’on vous le demande, mais il est mieux de donner quand on vous le demande point, par compréhension… Tout ce que vous possédez, un jour sera donné. Donnez donc maintenant, afin que la saison du don soit la vôtre et non celle de vos héritiers. Vous dites souvent : « Je donnerai, mais seulement à ceux qui le méritent ». Les arbres de vos vergers ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux dans vos pâturages. Ils donnent de sorte qu’ils puissent vivre, car pour eux, retenir est périr. Veillez d’abord à mériter vous-même de pouvoir donner, et d’être un instrument du don.
Être un instrument du don: Amen!
Merci pour cette « parabole » de Tolstoï !
Ce n’est pas ce que j’ai qui est important, mais ce que j’en fait, que ce soit mon argent, mon temps ou mon intelligence.. Ce peut être aussi les trois à la fois !
Merci père Roger pour cette homélie travaillée que je vais faire suivre à de nombreux amis (es).
J’espère qu’il y aura une homélie jeudi ou nous fêterons Saint Jean Marie Vianney..
En communion de prière