En commentant le Notre Père, le pape François a utilisé une magnifique expression. Il dit que le fait que les évangélistes aient gardé le mot araméen « Abba » prononcé par Jésus est comme l’enregistrement de la voix de Jésus. Je trouve ça très beau : les évangélistes ont gardé l’araméen comme pour sauvegarder l’enregistrement de la voix de Jésus. En fait, si vous regardez vos évangiles, vous ne trouverez pas le mot Abba quand Jésus donne le Notre Père, mais tous les exégètes sont formels, Jésus a bien commencé le Notre Père en disant Abba. Pour reprendre l’expression du pape, il fallait cet enregistrement de la voix de Jésus pour que les auditeurs de l’Evangile puissent y croire. En effet, les juifs avaient un tel respect de Dieu qu’ils n’osaient même pas prononcer son nom. Mais, puisque Jésus l’appelait Abba, papa et qu’il nous invitait à le faire, alors on peut oser, mais on ne peut oser que grâce à cette authentification de la voix de Jésus. Ce terme araméen de Abba, si, dans nos évangiles, on ne le trouve pas au moment où Jésus enseigne le Notre Père, on le trouve, par contre, au moment de la passion, au jardin des oliviers. Quand Jésus adresse à son Père cette supplication d’éloigner la coupe de souffrance qui se profile, il s’adresse à Dieu en lui disant : Abba. Là, c’est sûr, ce « Abba » araméen a été gardé pour que nous ayons vraiment l’enregistrement de la voix de Jésus. Il fallait que nous puissions entendre, avec l’intonation de la voix de Jésus, comment il s’adressait à Dieu dans ce moment de souffrance extrême. Eh bien, l’enregistrement est formel, Jésus s’adresse à Dieu en l’appelant : papa. C’est-à-dire qu’il n’a rien perdu de sa confiance.
C’est ainsi qu’au fil des Evangiles et particulièrement dans l’Evangile de Marc, nous avons quelques expressions araméennes qui ont été sauvegardées. Oh il n’y en a pas beaucoup et c’est justement pour cela qu’elles sont précieuses. Toujours en reprenant l’expression du pape, nous n’avons que 4 extraits d’enregistrement de la voix de Jésus, je viens de parler de « Abba ». Il y a cette autre parole su la croix : « Eloi, Eloi, lama sabachthani » mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné. Là encore l’expression sauvegardée en araméen, la voix enregistrée est là pour authentifier cette parole : le Fils de Dieu a vraiment souffert sur la croix, tellement souffert qu’il s’est retrouvé dans la situation de tous ceux qui souffrent trop et qui ne comprennent plus. C’est ce qu’a voulu dire Jésus à Ste Angèle de Foligno : « ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée ! » L’enregistrement de la voix de Jésus atteste de la profondeur de ses souffrances et donc de l’amour qu’il a déployé pour nous sauver. Il fallait cet enregistrement pour qu’on en soit sûr !
Il y a encore deux autres enregistrements, l’un sur lequel je ne peux pas m’arrêter parce qu’il faut que j’arrive à celui qui nous intéresse aujourd’hui, c’est « Talitha koum » et il reste donc celui que nous avons entendu aujourd’hui : « Ephphata. » Vous l’avez donc compris ces expressions araméennes ont été sauvegardées pour souligner le caractère particulièrement important d’une parole de Jésus ou son caractère inouï. « Ephphata » c’est-à-dire ouvre-toi ! C’est donc la parole que Jésus prononce pour cet homme qu’on lui amène. Avant de développer le sens et la portée de cette parole, il est intéressant de noter trois points concernant cet homme.
- Le 1° point, c’est que cet homme habitait la Décapole. La Décapole, comme son nom l’indique, c’est un ensemble de dix villes qui avaient été soustraites par l’autorité romaine à la juridiction d’Hérode pour qu’elles puissent vivre comme elles en avaient envie. Et on peut dire qu’elles ont très largement profité de cette liberté qui leur avait été octroyée. Cet homme qu’on amène à Jésus est donc un païen qui, comme tous ses compatriotes, devait mener une vie qui n’était pas exemplaire du point de vue moral et religieux puisqu’ils avaient été libérés de l’emprise de la Loi juive.
- Le 2° point, c’est qu’il était sourd. La surdité est un handicap terrible, ceux qui avancent en âge pourraient en témoigner. Aujourd’hui, nous avons des appareillages possibles pour les malentendants, à l’époque il n’y en avait pas. Et pour les personnes qui n’entendent pas du tout, il existe tout un langage de signes utilisé même à la télévision, à l’époque, il n’y avait rien. La surdité était un handicap qui excluait totalement.
Quand j’étais séminariste et jeune prêtre, je donnais quelques jours de vacances pour aller dans un centre de vacances pour des adultes non-voyants, ils bénissaient le ciel de ne pas être sourds ! Eux ils communiquaient beaucoup, les personnes sourdes ne peuvent communiquer qu’avec celles qui ont les codes. Nous devrions être bienveillants avec les personnes qui ont du mal à entendre car c’est un handicap très excluant.
- Le 3° point qui est une conséquence du 2° c’est que cet homme puisqu’il n’entendait pas, il n’était pas muet mais l’Evangile utilise un terme particulier qu’on peut traduire littéralement par « mal-parlant ». On ne peut bien parler que si nous entendons d’autres personnes nous parler et bien nous parler, on pourrait même dire parler de nous en bien. Nous connaissons tous ces histoires d’enfants abandonnés et recueillis par des animaux qui ne peuvent accéder au langage car personne ne leur a jamais parlé.
On peut donc dire que c’est un homme très lourdement handicapé qui est présenté à Jésus : il n’entend pas, il parle mal et le plus terrible, c’est qu’il ne mérite rien à cause de son statut de païen à la vie si peu exemplaire ! Quand je fais cette description, j’ai l’impression de parler de moi et je pense que vous n’avez pas de mal à vous reconnaître, vous aussi, dans la description de cet homme. Sourd, nous le sommes si souvent ! Sourd aux appels du Seigneur, sourd aux appels des autres, des plus pauvres, des marginalisés, de ceux qui traversent des situations impossibles. Mal-parlant, nous le sommes aussi trop souvent quand nous ne trouvons pas la bonne parole au bon moment pour réconforter ; mal-parlant, nous le sommes encore quand, au lieu d’encourager et de bénir, au moins en pensée, nous critiquons, jugeons et condamnons. Quant au fait de ne rien mériter, nous pouvons toujours nous reconnaître nous qui sommes si souvent des gaspilleurs des grandes grâces que nous recevons et qui donc ne méritons plus grand-chose. Eh bien, c’est pour cet homme sourd et mal-parlant qui, de plus, ne mérite rien, c’est-à-dire que c’est aussi pour vous et pour moi que Jésus prononce cette parole tellement forte « Ephphata. » Cette parole est tellement forte que l’évangéliste Marc a voulu la garder en araméen comme pour nous livrer un enregistrement de la voix de Jésus qui vient prouver que c’est bien lui qui a prononcé cette parole, que c’est bien cette parole que Jésus a prononcée !
« Ephphata » ouvre-toi ! Ouvre-toi, oui, mais à qui et à quoi ? Je ne fais qu’esquisser la réponse et chacun de nous dans un temps de méditation qu’il pourra prendre au cours de la journée pourrait prolonger, enrichir cette méditation et surtout la personnaliser en fonction de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ce dont il a besoin car chacun de nous est unique et la réponse du Seigneur sera ajustée pour chacun. J’aime bien dire que le Seigneur ne travaille que dans le sur-mesure !
- Ouvre-toi à l’amour gratuit du Seigneur. Tu ne mérites rien, tu ne mérites plus à cause de tout ce que tu as déjà gaspillé, c’est vrai mais le Seigneur a décidé de t’aimer quand même ! Toutes les Ecritures, toute l’histoire de l’Eglise témoigne de cet amour gratuit et même entêté du Seigneur à l’égard des hommes. Alors Ephphata, ouvre-toi sans crainte ! Hier à Tressaint, le père qui prêchait nous citait cette parole de St Vincent Depaul que je transcris à ma manière : « Quelqu’un qui irait visiter une personne importante, il ne lui viendrait pas à l’idée de passer toute la rencontre à regarder la boue de ses chaussures, il fixerait avec délectation cette personne en appréciant de pouvoir être invité sans le mériter ! » Ephphata !
- Ephphata , c’est encore une invitation à nous ouvrir au travail de la grâce en nous. J’aime beaucoup ce mot grâce car il est très proche de gracieux ! Si nous nous ouvrons vraiment, si nous laissons sa grâce travailler en nous, nous deviendrons plus gracieux, gracieuse … c’est tellement agréable d’avoir des gens gracieux en face de nous ! Nous pourrons donc devenir ce si beau cadeau pour les autres quand nous nous ouvrirons au travail de la gr^ce qui nous rendra gracieux ! Mais gracieux se dit aussi d’une danse, par exemple, qui est exécutée avec légèreté, qui coule, qui semble ne plus demander d’efforts. Eh bien quand nous nous ouvrons vraiment au travail de la grâce, notre vie devient gracieuse, tout semble couler, le bien se fait plus naturellement, les bonnes paroles jaillissent plus spontanément.
La compassion semble devenir une seconde nature. Alors Ephphata, nous avons tout à y gagner et les autres aussi y gagneront tellement quand nous nous ouvrirons pour de bon au travail de la grâce.
- Enfin je termine en disant que s’ouvrir au travail de la grâce, c’est la voie royale pour devenir ces disciples-missionnaires dont l’Eglise et le monde ont tant besoin, comme l’ont rappelé tous les derniers papes, nous invitant à évangéliser avec plus d’ardeur. Comme nous l’avons entendu dans la 1° lecture, Dieu veut prendre sa revanche sur le mal, il en a assez de voir que le mal semble l’emporter. Mais pour prendre sa revanche, pour que l’amour l’emporte enfin, il a besoin de nous, il a besoin de cœurs qui s’ouvrent à sa grâce et qui deviendront ainsi capables de donner généreusement l’amour qu’ils ne cessent de recevoir. Ephphata !