Dans 15 jours, nous entrerons dans le temps de l’Avent, ce temps qui est caractérisé par le verbe veiller. Ce temps des 15 jours qui nous séparent de l’Avent va être caractérisé par le verbe réveiller. C’est assez logique, si nous voulons pouvoir veiller, il faut au préalable nous réveiller ! Chacun de nous a sa méthode pour se réveiller, certains ont besoin d’une musique douce et d’autres ont plutôt besoin de la sonnerie stridente d’un réveil placé suffisamment loin du lit pour les obliger à se lever ! En nous faisant entendre l’Apocalypse, la liturgie a manifestement choisi la 2° méthode pour nous réveiller !
Pour ceux qui n’étaient pas là, je résume en quelques phrases ce que j’ai pu dire vendredi pour présenter la lecture apocalyptique en générale. Ces textes ne sont pas là pour annoncer des catastrophes, ils ont été écrits en des temps extrêmement troublés, ils constatent donc les catastrophes qui sont déjà là. Et, osant regarder en face les signes alarmants qui montrent qu’on ne tire pas suffisamment les leçons de ces désordres et de ce qui les a engendrés, ils laissent penser que c’est loin d’être fini. Mais au cœur de ces temps tourmentés, cette littérature dévoile, c’est le sens du mot Apocalypse, elle dévoile la présence de Dieu qui n’abandonne pas son peuple et préparer le surgissement de quelque chose de nouveau. Dieu n’empêchera pas l’effondrement qui a commencé, il y aura donc quelque chose de forcément douloureux à vivre, surtout pour ceux qui s’étaient bien installés et profitaient de ce monde corrompu mais l’effondrement ne sera pas le dernier mot, ceux qui accepteront de se laisser réveiller et qui demanderont la grâce de pouvoir porter un regard de foi sur ces événements participeront à cet avènement. C’est exactement ce qui est annoncé vers la fin du livre de l’Apocalypse : Alors celui qui siégeait sur le Trône déclara : Voici que je fais toutes choses nouvelles. Et il dit : Écris, car ces paroles sont dignes de foi et vraies. Ap 21,5
Mais, reconnaissons-le, il n’est pas toujours simple de lire cette littérature apocalyptique qui nous semble comme écrite dans un langage codé. Le langage n’est pas codé, mais il utilise les codes de l’époque dans laquelle cette littérature est née. Bien des images, bien des symbolismes ne nous sont pas immédiatement accessibles, mais heureusement, de bons exégètes ont bien travaillé et nous donnent quelques bonnes clés pour décoder. Je pense particulièrement à l’excellent livre du père Yves Saoût, prêtre du diocèse voisin de Quimper, décédé cet été. Il a été, de nombreuses années, missionnaire au Cameroun et en Bolivie et il a été frappé par la mauvaise utilisation du livre de l’Apocalypse par des prophètes de malheur qui exploitent la pauvreté et la crédulité des gens. C’est ce qui l’a décidé à écrire ce livre au titre évocateur, il fait parler Jean, l’auteur de l’Apocalypse et met dans sa bouche ces paroles : « Je n’ai pas écrit l’Apocalypse pour vous faire peur ! » Je vous ferai profiter de son travail … si j’ai reçu à temps le livre que j’ai commandé parce que je l’avais prêté et il ne m’est jamais revenu !
Mais, pour le moment, je n’en ai pas besoin car, aujourd’hui, comme demain, nous allons lire trois des 7 lettres aux Eglises d’Asie Mineure et j’ai déjà eu l’occasion de prêcher des retraites pour des prêtres en utilisant ce support des 7 lettres. Ces 7 lettres, on pourrait dire qu’elles rendent compte de la visite pastorale que le Seigneur Jésus, lui-même, berger par excellence du troupeau de l’Eglise, aurait effectué dans ces 7 communautés. Le ton de chaque lettre va donc être très particulier, puisqu’adapté à la situation que vivait chacune de ces communautés. Je pense que vous savez qu’un évêque envoie toujours un compte-rendu à la communauté qu’il a rencontrée dans sa visite pastorale, eh bien, ces 7 lettres sont comme le compte-rendu de la visite pastorale de Jésus à ces 7 Eglises, géographiquement, assez proches les unes des autres.
Aujourd’hui, c’est la lettre à l’Eglise d’Ephèse qu’il nous a été donné d’entendre. Comme tout bon évêque, le Seigneur Jésus commence par souligner ce qu’il a vu de positif, ce qui va dans le sens de l’Evangile vécu : « Je connais tes actions, ta peine, ta persévérance, je sais que tu ne peux supporter les malfaisants ; tu as mis à l’épreuve ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas ; tu as découvert qu’ils étaient menteurs. Tu ne manques pas de persévérance, et tu as tant supporté pour mon nom, sans ménager ta peine. »
Il faudrait s’arrêter pour pouvoir commenter un peu ces éléments positifs, mais, dans le cadre de cette homélie, je n’ai pas le temps, retenons que cette communauté d’Ephèse est une belle communauté persévérante, qui supporte beaucoup et qui ne ménage pas sa peine. Ça serait pas mal si le Seigneur, lui-même, venant faire une visite pastorale au Foyer de Tressaint écrive, dans sa lettre compte-rendu, que nous sommes une communauté persévérante, capable de beaucoup supporter et dont chaque membre, en fonction de ses moyens, ne ménage pas sa peine.
Oui, mais voilà, ça ne satisfait pas le Seigneur parce que la suite est un reproche terrible : « Mais j’ai contre toi que ton premier amour, tu l’as abandonné. » Et c’est bien cette parole qui vient nous réveiller. Pour le Seigneur, il ne suffit pas d’être persévérant, de durer malgré les épreuves, de se dépenser. Ce qui compte le plus pour lui, ce n’est pas que nous transpirions pour lui, ce qui compte le plus, c’est que nous gardions bien ardent notre amour premier. Mais de quoi parle exactement le Seigneur quand il emploie cette expression d’amour premier et pourquoi la perte de cet amour premier lui cause-t-elle tant de chagrin ?
Vous savez qu’en grec, il y a 3 mots pour parler de l’amour. Il y a le mot « philos » qui évoque l’amour d’amitié, il y a le mot « eros » qui parle d’un amour passion qui s’exprimera jusque dans le langage des corps et puis, il y a le mot agapê qui désigne l’amour qui se donne, l’amour qu’on appelle « oblatif ». « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » dira Jésus, et c’est justement de cet amour agapê dont il parle, de même St Paul dans sa très belle hymne à l’amour que nous connaissons bien au chapitre 13 de la 1° épîtres aux Corinthiens. Le reproche que fait donc Jésus à cette communauté, c’est que les membres ont abandonné leur agapê première. Ces chrétiens d’Ephèse, immergés en milieu païen, quand ils ont décidé de devenir chrétiens, ils ont dû faire des choix engageants. La force de leur agapê s’était manifestée par ces choix extrêmement clairs, sans compromis : pour dire oui à Jésus, ils avaient dû accepter de nombreux renoncements. En effet, il n’y a pas de vrai « oui » qui ne soit accompagné de vrais « non. » Eh bien, voilà que peu à peu, il se sont installés dans la routine, ils travaillent toujours pour Jésus, ils se dépensent toujours admirablement pour lui, mais il n’y a plus de vraie ferveur, ils n’ont plus, comme on dit, « le feu sacré. » Ils deviennent un peu comme des fonctionnaires qui font bien leur travail mais sans grande passion, attendant que l’heure de la retraite sonne !
Voilà donc la parole qui vient nous réveiller en ce début de semaine : où en sommes-nous de notre amour premier ? Vous avez compris que l’amour premier ne nous conduit pas à multiplier les actes de piété, l’amour premier, c’est celui qui, un jour, nous a fait faire des choix clairs pour suivre le Seigneur là où il nous appelait. Pour savoir si nous continuons à dire un vrai « oui » d’amour au Seigneur, il y a donc un test assez simple. Il ne faut pas nous contenter de regarder tout ce que nous faisons pour le Seigneur… parce qu’on peut beaucoup se dépenser, mais le faire sans élan et ça finit par nous fatiguer… et fatiguer les autres ! Il s’agit donc de vérifier si, pour dire sans cesse « oui » au Seigneur, nous sommes encore capables de dire « non » aux suggestions du Malin. Certains de ces « non » pourront nous coûter, ils deviendront de véritables choix crucifiants, mais ils seront le seul moyen de vérifier que nous n’avons pas perdu notre amour premier. Alors, à chacun de nous de regarder cela dans le concret de sa vie, parce que, nous le savons bien, nos histoires, nos situations, nos penchants mauvais ne sont pas les mêmes. Demandons la grâce de pouvoir descendre dans le détail pour vérifier si l’amour premier est toujours à l’œuvre. J’ai déjà souvent cité cette parole du père Christian de Chergé : « En gros, nous pouvons dire que nous avons donné notre vie à Dieu, mais comme ça nous coûte quand il vient nous la demander en détail ! » Oui, pour vous comme pour moi, c’est dans le détail que ça coûte de se donner, mais c’est là et seulement là que nous pouvons vérifier si nous n’avons pas perdu l’amour premier.
Si jamais nous nous rendions compte que cet amour premier est en train de s’affadir, eh bien, rien n’est perdu ! Tel l’aveugle de Jéricho, il suffira que nous décidions de crier vers le Seigneur que ça ne peut plus durer comme ça. Il finira bien par se pencher vers nous et nous demander : Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Alors, nous pourrons répondre : « Seigneur, que je retrouve mon amour premier ! » Oui, mais encore faut-il que nous ayons décidé que ça ne peut plus durer comme ça !