Gamaliel dont il était question dans la lecture du livre des Actes était une des plus haute autorité du judaïsme. C’est pourquoi, quand il devra se justifier devant les juifs, Paul ne manquera pas de mentionner qu’il a eu la chance de bénéficier des enseignements de ce grand rabbi. Gamaliel n’avait pas, à proprement parler, de sympathie pour les chrétiens, mais sa grande sagesse et sa grande foi lui ont fait parler, non pas directement en faveur des chrétiens, mais en faveur de Dieu. Dans son intervention, il veut d’abord sauvegarder la liberté de Dieu. L’extrême codification du judaïsme pouvait comporter le risque d’obliger Dieu à agir selon les prescriptions qui avaient été définies. Dieu n’avait plus à se casser la tête, tout ce qu’il devait faire avait été écrit dans la loi et ses commentaires. Je caricature un peu, mais il y avait ce risque.
La manière dont Jésus a été traité et dont les chrétiens seront traités montrent bien que ce n’est pas une pure fiction. Ce que disait et ce que faisait Jésus ne rentrait pas dans les cases de la codification de la Loi, ça ne pouvait donc pas être vrai. Jésus et les chrétiens avaient beau accomplir des actes de puissance qui venaient apporter la signature de Dieu à leur message, rien n’y faisait : ça ne pouvait pas être vrai puisque ça ne rentrait pas dans les cases. C’est contre cette mentalité que s’élève Gamaliel qui est comme le garant de la Tradition. Tout au long de l’histoire, Dieu a manifesté sa souveraine liberté. Il a été libre de choisir le peuple qu’il voulait ; quand il a révélé son Nom, il a justement dit qu’il n’était pas un Dieu « enfermable » : il s’est révélé du milieu d’un feu, le feu, on ne peut pas mettre la main sur lui et le nom qu’il a donné manifeste sa liberté : Je suis, c’est-à-dire : vous verrez bien qui je suis au fur et à mesure que j’agirai en votre faveur. Parce qu’il est juif, un vrai juif, il a le sens de la grandeur de Dieu, et, dans son intervention, c’est la souveraine liberté de Dieu que Gamaliel veut sauvegarder,
Ses paroles passeront à la postérité comme un élément de discernement essentiel, on parle d’ailleurs, encore aujourd’hui, du jugement de Gamaliel quand il s’agit de savoir si telle œuvre est vraiment de Dieu. Le critère de discernement qu’il a donné est imparable, mais il comporte un inconvénient sérieux, c’est que pendant tout un laps de temps, il faut accepter d’être dans le brouillard et de ne pas savoir. En tout cas, appliqué à l’église naissante, on voit bien la pertinence de ce jugement de Gamaliel : « Si leur entreprise vient des hommes, elle tombera. Mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez pas les faire tomber. Ne risquez donc pas de vous trouver en guerre contre Dieu. » De fait rien n’a pu éradiquer la foi chrétienne ni supprimer l’Eglise, pourtant, Dieu sait si, au cours des siècles, elle aura connu des persécutions, elle aura été ballotée par des scandales affligeants mais parce que c’est l’œuvre de Dieu, elle tiendra.
C’est ainsi, d’ailleurs, qu’on peut expliquer pourquoi de grandes œuvres peuvent continuer après que les révélations des scandales causés par leurs fondateurs. Le fondateur a pu déraper à cause de sa perversion ou de sa mégalomanie, hélas, souvent entretenue par les membres de la communauté qui ont bu tomber dans le culte de la personnalité, oui tout cela est bien réel, mais ça ne remet pas en cause le fait que l’œuvre ait été voulue par Dieu. Les scandales ont, bien sûr, un impact négatif et sont à l’origine de grandes souffrances, mais ils sont aussi l’occasion de purifications qui permettent de réentendre l’appel premier et de repartir dans une fidélité renouvelée à ce que Dieu voulait quand il a confié son œuvre à tel ou tel fondateur.
Quant à l’Evangile, le fait que nous l’entendions dans ce temps pascal est une invitation à l’accueillir de manière particulière. Le temps post-pascal a été, pour Jésus un temps de formation intensive de ses disciples, il savait que le moment de son départ était proche, il voulait donc les enseigner pour qu’ils sachent, le moment venu, vivre de sa présence de ressuscité et là, ils avaient tout à apprendre ! On peut dire que les textes que l’Eglise nous propose dans ce temps pascal sont comme le prolongement de l’enseignement de Jésus à ses apôtres pour que, nous aussi, nous apprenions à vivre de sa présence de ressuscité, une présence, bien particulière, c’est vrai, mais une présence qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de réelle. Après la semaine pascale qui nous faisait méditer sur les apparitions du ressuscité, les textes que nous avons maintenant nous replongent dans le ministère de Jésus avant Pâques, mais, je le redis, ils nous sont donnés comme une catéchèse pour apprendre à vivre de sa présence de ressuscité. Je ne le ferai pas forcément à chaque fois, mais, à propos de chaque texte d’Evangile, nous pourrions nous demander : quelle catéchèse ce texte me donne-t-il pour m’apprendre à vivre de sa présence de ressuscité.
Aujourd’hui, le texte de la multiplication des pains doit donc être lu dans cette perspective. Alors, le message est clair, car nous le savons, le pain que Jésus ne cesse de multiplier pour nous, aujourd’hui, c’est le pain de l’Eucharistie qui nous permet d’accueillir sa présence de ressuscité et d’en vivre. Vous savez que cela, on le comprend très bien quand on va à Tabgha, au bord du lac, dans le lieu présumé de la multiplication des pains. Dans l’église, sous l’autel, il y a cette fameuse mosaïque que tout le monde connait. Deux poissons entourent un panier dans lequel, il n’y a que 4 pains, alors que l’Evangile nous dit que Jésus a fait cette multiplication à partir de 5 pains, c’est le coup de génie théologique de l’artiste qui a voulu montrer que le 5° pain, il est sur l’autel, c’est le pain de l’Eucharistie. Comme je le disais dans mon dernier enseignement sur le Notre Père (d’ailleurs il y en aura un nouveau la semaine prochaine !) c’est aussi ce pain-là que Jésus nous invite à demander : donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. J’expliquais que la traduction française a fait le choix d’un redoublement, aujourd’hui, de ce jour, pour traduire ce mot grec « epiousios » qui est un hapax, c’est-à-dire un mot qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, ce qui fait qu’on ignore un peu sa signification ou qu’il peut en avoir plusieurs. Sachant que le pain demandé, il est tout à la fois le pain de la table et le pain de l’Eucharistie, certains proposent de traduire de cette manière : donne-nous aujourd’hui notre pain pour aller vers demain. Oui, c’est bien ce pain qui nous apprend à vivre de sa présence de ressuscité.
Le dernier point que je voudrais signaler concernant la catéchèse qui nous est donnée, c’est la pédagogie de Jésus qui dit à Philippe : « Où pourrions- nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? » Et le texte ajoute : « Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car il savait bien, lui, ce qu’il allait faire. » C’est étonnant que Philippe ait répondu ce qu’il a répondu, je traduis avec mes mots : « on peut retourner le problème dans tous les sens, il est insoluble ! » Elle est aussi étonnante l’attitude d’André qui veut, lui aussi, souligner que c’est impossible en proposant un nombre de pains et de poissons absolument dérisoire. En fait, Jésus leur pose cette question parce qu’il attendait que les apôtres lui disent : pour nous, c’est impossible, mais pas pour toi, nous on va faire ce qu’on peut et pour le reste, on compte sur toi ! C’est aussi cela vivre du ressuscité : faire tout ce qu’on peut et lui faire confiance pour le reste !