5 novembre : vendredi 31° semaine ordinaire Une histoire à y perdre son latin !

Je ne sais pas exactement comment étaient organisés les monastères avant l’invention de l’imprimerie au temps où il existait donc une armée de moines copistes laborieux chargés de recopier les Ecritures. Mais j’imagine volontiers que ces moines copistes travaillant dans l’ombre n’étaient pas des prêcheurs parce que, s’ils avaient été aussi des prêcheurs, il est fort probable que, la parabole entendue dans l’Evangile d’aujourd’hui, ils ne l’aient pas recopiée en se disant : faisons-la disparaitre, ni vu ni connu, ça nous évitera de nous creuser désespérément les méninges pour trouver un sens à cette histoire si compliquée ! Mais comme, à mon idée, les copistes ne prêchaient pas, il est possible qu’en recopiant la parabole, ils se réjouissaient déjà de la peine qu’auraient les prédicateurs en devant la commenter, ils ne voulaient surtout pas la supprimer ! J’ai même lu, sous la plume d’un exégète que c’est ce qu’on appelle « l’argument d’embarras » qui atteste de l’authenticité d’une parole de l’Evangile. Quand une parole, une parabole de l’Evangile est vraiment très embarrassante, c’est le signe qu’elle est vraiment authentique parce qu’on n’inventerait pas des paroles compliquées, on ne laisserait pas perdurer des formulations complexes si elles n’étaient pas sorties de la bouche de Jésus lui-même !

Bon, eh bien puisque les moines copistes n’ont pas voulu rendre ce service aux prêcheurs de faire disparaître cette parabole, il va falloir s’y coller une fois encore ! C’est vrai que c’est compliqué parce que cet homme dont le maître fait l’éloge, il n’a pas grand-chose pour lui, c’est le moins qu’on puisse dire ! D’abord, il est nul dans l’accomplissement de son métier, il est gérant, chargé de faire prospérer la fortune de son maître et c’est tout l’inverse qui se produit. On ne sait pas si c’est le résultat d’actions malhonnêtes, le texte ne le dit pas, mais ce qui est sûr, c’est que le maître se retrouve avec une fortune largement diminuée en raison de l’incompétence de celui qu’il a choisi pour la gérer. Ensuite, cet homme va lui jouer encore un mauvais tour quand il apprend qu’il est renvoyé alors que la décision est légitime. Et avec tout ça, ce maître qui a été totalement floué, à la fin du texte, fait l’éloge de celui qu’il n’aurait jamais dû embaucher, tant il lui a fait perdre de l’argent. Alors que ce maître manque de lucidité passe encore, mais que Jésus, lui-même, se serve de cette histoire de « loser » (anglicisme péjoratif qui signifie perdant !) pour faire la leçon à ses disciples, c’est à y perdre notre latin ! Alors essayons quand même d’y voir un peu plus clair !

Ce qui est sûr, évidemment, c’est que Jésus ne fait ni l’apologie de la malhonnêteté, ni l’apologie de l’incompétence. Ça serait un peu fort de café ! Ce que Jésus va louer c’est son habileté. C’est bien ce qui est dit dans cette phrase qu’on peut considérer comme la pointe, la leçon de cette parabole : « Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté. » On peut déjà en tirer une première conclusion, c’est que, jamais une personne qu’on regarde comme nulle, n’est totalement nulle. Il y a toujours des ressources, parfois très enfouies, qu’il faut savoir détecter pour permettre à chacun de donner sa mesure. Un peu comme dans le film « les choristes » où, à l’audition, le petit Pepino tellement nul en chant, au lieu d’être écarté de la chorale, se trouve promu au rang de « pupitre » c’est lui qui tiendra les partitions pour le chef de chœur ! Bon, mais ça, même si c’est une leçon bien sympa, c’est une leçon quand même un peu marginale de la parabole !

Pour comprendre la leçon principale, il faut savoir qu’à cette époque, les intendants, les gestionnaires de biens n’étaient pas forcément payés par le maître qu’ils servaient. C’était à eux de se faire leur salaire et ils avaient toute latitude pour inventer des systèmes qui leur permettraient de trouver une rémunération juteuse. C’est ainsi qu’ils pouvaient prêter de l’argent ou des biens qu’ils prenaient sur la fortune du maître et fixer eux-mêmes les taux d’intérêt pour le remboursement. C’est donc sur cette marge qu’ils seraient payés plus ou moins grassement selon les taux fixés. Ce gérant s’il avait dilapidé les biens de son maître, c’est sans doute qu’il avait pris de trop grands risques en prêtant trop à des taux d’intérêt trop élevés à personnes quasi-insolvables. Un peu comme dans la « crise des sobprimes » qui avait ébranlé l’économie mondiale parce que des banques, voulant s’enrichir, avaient trop prêté à des personnes trop modestes, qui se sont révélées incapables de rembourser : c’est vraiment de l’incompétence de la part de ceux qui ont prêté et une incompétence qui a eu de graves conséquences puisque des milliers de familles ont été sur la paille.

Ce gérant de l’Evangile, c’est clair, il a joué avec le feu et n’est pas prêt de trouver quelqu’un qui l’engage à nouveau. En espérant beaucoup gagner, il a tout perdu. On a une idée de son aveuglement quand on apprend le niveau des taux d’intérêt qu’il avait fixés. Et c’est en cela qu’il était malhonnête, ses activités n’étaient sans doute pas malhonnêtes, mais, vivre sur le dos des pauvres qui avaient besoin d’emprunter, en les asphyxiant par des taux d’intérêt dignes des usuriers les moins scrupuleux, ça c’est malhonnête ! Et de fait, le texte nous dit qu’il fait passer le reçu de cent barils d’huile à cinquante. A l’endroit de la parabole où se trouve cette précision, il est clair qu’en transformant le reçu, le gérant ne vole pas le maître, il renonce simplement à toucher sa part. Il comprend enfin que c’était de la folie de fixer de tels taux d’intérêt. Du coup, en desserrant l’étau, il fait deux heureux : le maître qui pourra être remboursé parce que la somme devient raisonnable et celui qui doit rembourser puisqu’il voit sa créance diminuée de moitié. Alors, que faire maintenant ? 

Pour des raisons peu glorieuses, il ne se voit pas effectuer un travail pénible et encore moins vivre comme un mendiant. Il a pris conscience qu’il devra abandonner son standing, ça c’est sûr, il devra aussi abandonner son réseau relationnel constitué de gens aisés avec qui on peut mener la grande vie, mais, pour autant, il ne veut pas se retrouver plongé dans la solitude, le texte nous dit : « une fois renvoyé de ma gérance, je veux que des gens m’accueillent chez eux. » Il a compris en un éclair que finalement, la richesse la plus désirable, c’était la vie relationnelle et qu’elle était bien plus importante que le luxe et la facilité. C’est déjà pour cette découverte que Jésus peut faire l’éloge de cet homme. Certes, cette découverte est un peu tardive, mais c’est souvent comme ça que ça se passe dans la vie : c’est quand on a des grosses tuiles qu’on découvre ce qui est le plus important, les valeurs les plus fondamentales.

Seulement voilà, pour obtenir cette suprême richesse, il n’y a pas 36 solutions, dans sa situation, il n’y en a plus qu’une : il faut qu’il accepte de renoncer à sa propre richesse. C’est pour cela qu’il fait venir tous ceux à qui il avait prêté quelque chose en le prenant sur la fortune de son maître et il leur fait un nouveau reçu en diminuant considérablement ce qu’ils auront à rembourser. Encore une fois, en agissant ainsi, il ne vole pas son maître, il ne fait que renoncer à sa marge. Et c’est vraiment pour cette décision traduite immédiatement en actes que Jésus va faire son éloge. Voilà un homme qui a enfin compris qu’il fallait concentrer toute l’énergie de sa vie à investir sur ce qui ne passe pas et à délaisser une bonne fois pour toutes ce qui ne pourra que mourir. Il renonce à l’argent pour vivre des relations de qualité. Derrière cette attitude, on peut retrouver l’histoire de tant de vocations d’hommes et de femmes qui ont, eux aussi, fait cette découverte et qui ont décidé de réorienter totalement leur vie sans forcément aller dans un monastère. Ils ont décidé de quitter ce qui ne peut que passer pour s’attacher à ce qui ne passera pas. Jésus dit que c’est une démarche très habile parce que, finalement, c’est l’investissement qui a le taux de rentabilité le plus élevé puisqu’il permet de vivre déjà sur terre ce qui se passera dans le Royaume.

C’était sans doute cela « l’Evangile » que Paul a prêché aux Romains comme il nous était dit dans cet avant-dernier passage de la lettre aux Romains que nous avons entendu. En prêchant de manière si magistrale l’Evangile de la grâce dans cette épitre aux Romains, Paul a montré que le Salut, c’est le Christ qui nous l’a obtenu par le don total de sa vie. Il nous invite donc à accepter de renoncer à tout ce que nous cherchons à accumuler en croyant que c’est ce qui nous facilitera l’entrée au Royaume, particulièrement ces bonnes œuvres dont nous pouvons parfois être si fiers et que nous risquons toujours de considérer comme une monnaie d’échange. Paul nous a invité, tout au long de cette épitre aux Romains à quitter ce qui ne peut que passer pour nous attacher à ce qui ne passera pas, c’est-à-dire à accueillir l’amour sauveur du Christ, amour dont la gratuité ne peut être acceptée que par les vrais pauvres. Alors reconnaissons joyeusement notre pauvreté qui nous permettra d’accueillir chaque jour un peu plus l’amour du Christ et de nous laisser transformer.

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