Je commence cette homélie en prenant la défense des juifs qui étaient engagés dans ce dialogue musclé avec Jésus. C’est vrai que les réflexions qu’ils font ne sont pas toujours très fines ! Mais enfin, il faut quand même bien le reconnaître Jésus n’y met pas tellement du sien pour que ce dialogue puisse devenir fécond ! Vous avez tout compris, vous, quand vous avez entendu cet Evangile ? Si c’est le cas, je vous envie parce que moi, il m’a fallu le lire et le relire, sans prétendre d’ailleurs tout comprendre ! Ce qui était déjà le cas pour les évangiles de ces derniers jours. C’est sans doute ce qui explique que, ces deux derniers jours, je me sois surtout contenté de commenter la première lecture en ne faisant qu’une petite allusion à l’Evangile. On comprend sans difficulté que ce soit un aigle qui ait été choisi comme symbole de l’Evangile de Jean parce que, de fait, ça vole assez haut, tellement haut qu’on n’arrive pas toujours à suivre ! Quand Jésus leur dit : Abraham votre père a exulté, sachant qu’il verrait mon Jour. Il l’a vu, et il s’est réjoui, comment voulez-vous qu’ils comprennent ces pauvres juifs ? Ou encore quand il leur dit : avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS, oui comment comprendre de telles paroles si énigmatiques, surtout à l’époque ? C’est donc avec humilité que je me lance dans un commentaire sur cet évangile si difficile.
Il y a au moins une chose qui est claire, c’est que, dans ces paroles, Jésus fait référence à deux personnages du Premier Testament qu’il situe dans deux événements. Les deux personnages ce sont Abraham, explicitement nommé plusieurs fois et Moïse qui n’est pas nommé, mais la répétition du « JE SUIS » évoque la révélation que Dieu a faite de son nom à Moïse. Et les deux événements, c’est d’une part, la visitation au chêne de Mambré pour Abraham et d’autre part, le buisson ardent pour Moïse. Regardons ces deux événements l’un après l’autre pour voir comment ils peuvent éclairer ce dialogue entre Jésus et les juifs et surtout voir comment ce dialogue peut nous ouvrir un chemin de vie puisque Jésus affirme que sa Parole est une Parole de vie : « si quelqu’un garde ma parole, jamais il ne verra la mort. » Il nous faut donc chercher à entrer dans l’intelligence de cette Parole pour garder cette Parole afin qu’elle nous garde dans la vie.
Le fait que Jésus se réfère à Abraham est évident dans ce passage puisque le nom d’Abraham est cité plusieurs fois comme il l’était hier d’ailleurs. Mais pourquoi est-ce que je l’associe à l’événement du chêne de Mambré ? C’est en raison de cette parole énigmatique de Jésus que j’ai déjà citée : Abraham votre père a exulté, sachant qu’il verrait mon Jour. Il l’a vu, et il s’est réjoui. Nous le savons, la tradition chrétienne, relisant cet épisode de la visite de ces 3 mystérieux personnages, y verra comme une visitation de la Trinité, ce qui inspirera la célèbre icône écrite par Roublev et qui se trouve au fond de notre chapelle. Si Abraham a pu percevoir quelque chose de Jésus, le Fils éternel, c’est dans cette visitation à Mambré qu’il a pu le percevoir, c’est en tout cas ce que suggèrent les commentaires que j’ai pu lire sur le sujet.
Et que s’est-il passé à Mambré ? Dans cette visitation, Abraham a reçu l’annonce que la promesse que Dieu lui avait faite, il y a déjà pas mal de temps allait se réaliser sous peu. Cette promesse, il n’y croyait tellement plus qu’il avait décidé de se débrouiller par lui-même pour s’assurer une descendance et c’est ainsi qu’Ismaël était né de son union avec la servante Agar. Après la naissance d’Ismaël, Dieu avait renouvelé plusieurs fois cette promesse, nous l’avons entendu dans la 1° lecture, ce texte se situe juste avant la rencontre de Mambré, mais la promesse reste vague et générale. A Mambré, Dieu est venu dire à Abraham que lorsqu’il promet, au temps favorable, il tient promesse et là, on n’est plus dans le vague puisqu’une date est donnée : l’année prochaine, Sarah aura donné naissance à un fils. Nous le savons, Sarah qui avait entendu, ça l’a bien fait bien rire. A leur âge, comment est-ce encore possible ?
Au moment où Dieu avait fait la promesse, ça semblait déjà fou, mais maintenant, des années après, c’est encore plus improbable !
Oui, mais voilà Dieu est Dieu et Abraham et Sarah vont apprendre, selon la belle formule de maître Eckart, à laisser Dieu être Dieu en eux. L’accomplissement de la promesse ne dépend pas des hommes, de conditions favorables mais de Dieu car rien n’est impossible à Dieu à partir du moment où il trouve des cœurs qui s’ouvrent à lui et qui acceptent de lui faire confiance. Comme Dieu le dira, des siècles plus tard, par le prophète Isaïe : « Au temps favorable, j’agirai vite. » Is 60,22.
Alors, dans son discours aux juifs, je relis cette référence à Abraham et à la visitation de Mambré comme une invitation à laisser tomber tout raisonnement humain. Ces juifs essaient d’opposer à Jésus des arguments de bon sens, des arguments raisonnables qui ne sont pas dénués de fondement : « Toi qui n’as pas encore cinquante ans, comment aurais-tu pu voir Abraham ! » Oui, ça se tient comme argument, mais Jésus les invite à un grand déplacement, le déplacement de la foi. Et c’est précisément celui qu’a dû faire Abraham que la lettre aux Romains présentera comme le modèle de celui qui a été capable d’espérer contre toute espérance. Rm 4,18. Jésus prépare ces juifs qui commencent à croire en lui, car c’est toujours à eux qu’il s’adresse, il les prépare à ne pas lire les événements qui vont bientôt arriver quand il sera arrêté et mis à mort avec la simple grille des raisonnements humains. A vue humaine, comme l’espérance demandée à Abraham, ça parait fou de croire que la vie et le Salut puissent jaillir de cet événement et pourtant !
Voilà, c’était pour l’allusion à Abraham, il y a maintenant cette allusion à Moïse et au buisson ardent : « avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS. » C’est du milieu du buisson ardent que Dieu va faire la révélation de son nom à Moïse qui le lui a demandé et c’est donc là qu’il lui fait cette révélation si étonnante : mon nom est JE SUIS. Une partie de la tradition, marquée par la philosophie, a compris ce nom en termes philosophiques assez figés : JE SUIS celui qui est et qui ne cessera jamais d’être. Mais les exégètes nous ont appris que c’est une révélation plutôt dynamique et qu’il serait donc plus juste de traduire : je suis qui je serai, c’est-à-dire : tu verras bien qui je serai ou : ce que je suis se manifestera dans ce que je ferai pour toi et ton peuple. Dieu a donc explicitement dit à Moïse que c’est dans l’accomplissement de ses promesses qu’il manifestera qui il est, que c’est en voyant l’accomplissement de ses promesses qu’on comprendra qui il est vraiment. Mais rappelez-vous, pour voir ce buisson si particulier, Moïse avait été obligé de faire un détour. Il y a pas mal de textes de la Bible qui nous parlent de ce détour nécessaire pour rencontrer Dieu en vérité, je suis en train de préparer une réco pour l’équipe nationale de Fraternité Pentecôte sur ce sujet !
De même qu’Abraham a dû accepter de se laisser déplacer par la promesse du Seigneur, Moïse, lui aussi devra se déplacer, quitter son chemin, faire un détour pour vivre cette expérience de la rencontre avec le Seigneur. En faisant, dans sa discussion avec les juifs, cette allusion à Moïse et au buisson ardent, c’est donc comme s’il leur disait : vous ne pourrez rien comprendre à ce que je vous dis et à ce qui va arriver, si vous n’acceptez pas, vous aussi, de faire un détour, de quitter ce chemin que vous vous êtes tracés et qui finit par devenir une ornière tellement vous y passez et repassez sans jamais oser en sortir.
Voilà comment, après avoir bien transpiré, j’ai compris ce dialogue de l’Evangile. Je le reçois donc comme une invitation à un double déplacement ou plutôt à un déplacement tellement important qu’il a deux caractéristiques. A la suite d’Abraham, oser la foi en laissant tomber nos raisonnements trop humains pour nous appuyer sur Dieu et sa fidélité. A la suite de Moïse, accepter de faire un détour, de sortir de nos chemins bien balisés et sécurisants. C’est peut-être en acceptant ce déplacement, ce détour que nous pourrons garder sa Parole qui nous ouvrira des chemins de vie. A l’approche de ces jours saints, demandons cette grâce de la foi pour oser suivre Jésus dans tous les détours qu’il nous invitera à faire à sa suite.