Je l’ai déjà dit une fois ou l’autre, dans l’Evangile, aucun détail n’est inutile. Quand on pense au coût de l’Ecriture, à l’époque, on le comprend facilement. Nous n’en avons, hélas, plus aucune idée, nous qui écrivons si vite sur des feuilles d’un papier d’excellente qualité avec l’un des nombreux stylos qui sont sur notre bureau. Et encore, ça, c’est pour les dinosaures que nous sommes en grande partie dans cette assemblée. Les jeunes n’écrivent plus, ils ne tapent même plus sur leur smartphone, ils lui dictent ce qu’ils veulent écrire. Mais quand Luc a écrit son Evangile, il ne s’est pas installé confortablement dans un fauteuil en commençant à dire : « ok google » pour réveiller son secrétaire virtuel ! A l’époque, l’écriture, c’était toute une histoire, il fallait trouver des parchemins en peau de mouton ou des papyrus, le support était assez cher et ensuite, l’écriture était très délicate, assez malaisée et demandait beaucoup de concentration. On n’écrivait que quelques mots à la minute et, surtout, on n’écrivait rien d’inutile, tant le support était cher. Voilà pourquoi il est souvent très intéressant de porter attention aux détails qui nous sont rapportés dans les Evangiles ; s’ils y sont, c’est que l’auteur a jugé qu’il fallait les donner, bravant la peine qu’il a dû se donner pour les écrire et acceptant le coût supplémentaire engendré par la relatation de ces détails.
Dans l’Evangile d’aujourd’hui, il y a deux détails qui ont attiré mon attention. Le premier est un renseignement géographique et le deuxième concerne le nombre de ces personnes lépreuses qui viennent faire cette démarche auprès de Jésus. Voilà ce que nous disait le début du texte que nous avons entendu : Jésus, marchant vers Jérusalem, traversait la région située entre la Samarie et la Galilée. Comme il entrait dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. La précision géographique est intéressante car elle nous permet de comprendre pourquoi dans ce groupe de personnes lépreuses, il y a ce mélange étonnant de 9 juifs et 1 samaritain. On le sait les juifs et les samaritains ne se fréquentaient guère et c’est un euphémisme que de dire cela puisqu’un rabbi a osé écrire qu’il vaudrait mieux manger du porc que d’avoir besoin de demander un service à un samaritain ! Et là, ce qui est donc surprenant, c’est que ce groupe est mélangé. Le détail géographique nous aide un peu à comprendre : Jésus se trouvait dans cette région limitrophe entre la Samarie et la Galilée, ce n’est donc pas étonnant qu’il croise et des juifs et des samaritains. Oui, s’il les avait croisés séparément, ça n’aurait pas été étonnant du tout puisqu’il se trouve dans cette région frontière. Mais comment se fait-il qu’ils soient ensemble ?
Eh bien, c’est sans doute l’indication numérique qui nous donne l’explication. Le texte nous dit qu’ils étaient 10 à faire cette démarche auprès de Jésus. Ces dix-là avaient sûrement l’habitude d’être ensemble et c’est pour cela qu’ils ont fait la démarche, ensemble, auprès de Jésus. Mais comment étaient-ils arrivés à se mélanger, eux qui appartenaient à deux groupes, habituellement si hostiles ? C’est là que le fait qu’ils soient 10 peut nous apporter un renseignement précieux. Dans le judaïsme, 10, c’est le nombre minimum qu’il faut être pour lire la Torah en groupe, dans une lecture liturgique. Bien sûr, je peux lire et prier, seul, mais si je veux le faire avec d’autres, il faut être 10. On le voit, encore aujourd’hui, quand on va en pèlerinage en Terre Sainte, au mur des Lamentations. Dès qu’un groupe de 10 est constitué, ils peuvent aller chercher une torah dans un très bel étui et commencer, ensemble, une lecture festive, liturgique. D’autres pourront se rajouter ensuite, mais pour commencer, il faut être au moins 10. Cela signifie donc que les 9 personnes lépreuses, d’origine juive, avaient ouvert leur groupe à un samaritain pour former une assemblée liturgique. Moi, je trouve que c’est très beau parce que l’amour de la Parole de Dieu leur avait permis de passer par-dessus une inimitié séculaire. Pour ces personnes lépreuses, prier la Parole était tellement essentiel qu’elles avaient pu dépasser les barrières religieuses, les barrières érigées par les coutumes, l’histoire. C’est l’amour de la Parole qui leur avait donné d’oser inviter ce samaritain. Oui, c’est tellement beau de voir ce que la puissance et l’amour de la Parole de Dieu rend possible. Eh bien, nous pouvons, nous aussi, nous réjouir de ce que l’amour de la Parole nous a déjà permis de vivre entre Eglises chrétiennes.
Certes, ce n’est encore pas assez souvent et nous aimerions tellement pouvoir aller plus loin, mais c’est déjà tellement beau que nous nous retrouvions autour de la Parole de Dieu, chaque année dans toutes les célébrations œcuméniques qui ont lieu au cours de la semaine de prière pour l’Unité des chrétiens et si souvent dans les groupes bibliques œcuméniques. Dans mon dernier poste de curé, proche de Genève, j’avais la joie de participer à deux groupes très fraternels. Mais l’amour de la Parole, à elle seule, n’aurait pas suffi pour que ces 10 hommes trouvent l’audace de se retrouver ensemble, il a fallu aussi qu’ils soient dans cette situation de pauvreté extrême que représente la lèpre. Si les 9 juifs avaient pu avoir accès à leur synagogue, ils ne seraient pas allés chercher ce samaritain pour faire communauté avec lui. C’est leur situation de malades et plus particulièrement de malades de la lèpre qui, engendrant leur exclusion de la communauté, les a poussés à faire tomber les barrières. Nous le savons, dans les Ecritures, le péché sera souvent comparé à la lèpre ; comme la lèpre, le péché nous défigure. Eh bien, en filant la métaphore, on pourrait dire que c’est dans la mesure où nous nous reconnaitrons tous pécheurs que nous avancerons vers l’unité des chrétiens. On le dit d’ailleurs de plus en plus souvent dans les rencontres œcuméniques : au-delà du fait que nous avons tous le même Credo, ce qui nous unit très profondément, c’est que nous sommes TOUS des pécheurs et des pécheurs pardonnés. Amour de la Parole et reconnaissance de notre péché, voilà sans doute les deux ingrédients nécessaires pour une avancée œcuménique, deux ingrédients que je tire de ce texte qui ne parle évidemment pas d’œcuménisme !
Avant d’en venir au reproche que Jésus adresse aux 9 juifs qui ne sont pas venus le remercier, il me semble qu’il y a un autre point qu’il faut souligner dans ce qui unit ce groupe de 10, c’est la foi. Quand ils demandent à Jésus d’avoir pitié d’eux, c’est-à-dire quand ils lui demandent de les guérir, Jésus répond : « Allez vous montrer aux prêtres. » et ce qui est intéressant, c’est la suite : En cours de route, ils furent purifiés. Cela signifie clairement que lorsqu’ils ont obéi à la parole de Jésus, lorsqu’ils se sont mis en route, ils n’étaient pas guéris ! Quelle foi ! Ils auraient pu dire à Jésus : d’abord la guérison et ensuite on se mettra en route ! Non, ils ont fait confiance, ils se sont mis en route, sûrs que leur guérison ne tarderait pas et qu’arrivés auprès des prêtres, ça serait fait et qu’ils pourraient, selon ce que demandait la loi, faire reconnaître leur guérison par les prêtres. Là, encore, il y a une belle leçon pour nous ! Nous, avant de nous mettre en route pour une mission difficile, nous demandons d’avoir d’abord la preuve que le Seigneur nous accompagne. C’est comme si nous disions : donne-moi le signe et je me mettrai en route ! Dans ces moments-là, écoutons le Seigneur nous dire : mets-toi en route et tu auras le signe ! C’est ça la foi et c’est quand nous la vivons ainsi qu’elle nous donne des ailes !
Maintenant, un mot quand même du reproche que Jésus adresse aux 9 juifs qui ne sont pas revenus vers Jésus avec le Samaritain. Le reproche de Jésus est étonnant, il dit : « Tous les dix n’ont-ils pas été purifiés ? Les neuf autres, où sont-ils ? Il ne s’est trouvé parmi eux que cet étranger pour revenir sur ses pas et rendre gloire à Dieu ! » Mais les 9 juifs ont sûrement rendu gloire à Dieu ! Ils sont allés se montrer aux prêtres selon la consigne de Jésus et les prêtres se trouvaient au Temple. Il est inimaginable qu’au Temple, ils n’aient pas rendu gloire à Dieu. Ils ont même dû offrir un gros sacrifice de louange ! Mais le samaritain, lui, il a été capable de reconnaître en Jésus, Dieu qui s’était rendu présent, c’est pourquoi, il a tellement envie de revenir vers Jésus. Est-il allé jusqu’au Temple ? Peut-être, mais ce n’est pas sûr, non plus, car les samaritains n’avaient pas de compte à rendre aux prêtres du Temple, eux qui adoraient le Seigneur sur le mont Garizim. En tout cas, ce qui est extraordinaire, c’est de constater que c’est lui, qui aura été capable de la plus belle démarche de foi : reconnaître en Jésus, Dieu qui s’est rendu présent et qui prend pitié de tous ceux qui n’en peuvent plus. Il a été capable d’une grande foi peut-être parce qu’il n’était pas empêtré dans tant de préceptes religieux qui finissent parfois par faire écran. Demandons cette foi des petits, de ceux qui ne compliquent pas toujours tout et qui, ainsi, parviennent à vivre toujours plus dans la gratitude.