« Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » Cette question, c’est l’une de celles qui reviennent le plus et le plus vite quand nous nous retrouvons en face de quelqu’un que nous ne connaissons pas. Et quand nous sommes avec quelqu’un que nous connaissons, la question qui reviendra assez vite, c’est : « qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? » ou « qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Vous aurez remarqué que dans toutes ces questions, le centre des préoccupations tourne autour du verbe « faire. » Nous avons tous plus ou moins l’impression que ce qui définit le plus une personne, c’est ce qu’elle fait et il y a même, coincé quelque part dans un petit coin de notre tête, cette idée que ce qui définit notre valeur, c’est ce que nous faisons, ce que nous sommes capables de faire. Du coup, nous comprenons que les personnes qui ont de la difficulté à faire, à beaucoup faire, à cause de la maladie, du handicap, du chômage aient tant de mal à trouver leur place dans nos sociétés. Je vous suggère, au cours de la semaine de vacances que vous passez ici, à ne pas vous intéresser seulement à ce que les personnes que vous croiserez font mais à découvrir plus profondément qui elles sont.
Il y a une quinzaine d’années, j’avais eu la joie de faire le chemin de Compostelle entre le Puy et Compostelle, deux mois de marche et j’avais été agréablement surpris que ce n’était pas une question qu’on ne posait jamais aux pèlerins qu’on rencontrait. Moi, les autres pèlerins savaient très vite ce que je faisais puisque je célébrais la messe tous les soirs dans l’église du village où nous étions. Mais c’était formidable de marcher avec des personnes qu’on ne classait pas immédiatement sur une échelle sociale en fonction de leur profession, de leurs activités. Parce que, forcément, on est plus impressionné par une personne qui nous dit être chef d’une grande entreprise ou député que par quelqu’un qui nous explique galérer de petits boulots en petits boulots. Sur le chemin, l’être profond des personnes émergeait en vérité sans qu’il ne soit parasité par un rang social et cela établissait un climat de vérité tellement bienfaisant !
Cette mauvaise habitude de donner tant d’importance au « faire » ne date pas d’aujourd’hui. Les gens qui couraient après Jésus suite à la multiplication des pains qu’il venait d’effectuer, quand ils le trouvent lui posent tout de suite la question : « Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » Comme vous pouvez le constater, c’est déjà le « faire » qui est au centre de leurs préoccupations. Vous allez me dire que ce n’est pas étonnant parce que Jésus a induit cette question en leur disant : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure. » Oui, mais, comme nous allons le voir, Jésus dit cela pour initier un grand déplacement dans le cœur de ses auditeurs, un déplacement qu’on pourrait résumer ainsi : « passer du faire au laisser-faire. » En effet, dans la vie spirituelle, ce qui portera le plus de fruit, ce n’est pas ce que nous ferons, mais ce que nous laisserons faire à Dieu en nous. Et c’est sans doute ce qui définit le mieux le christianisme, en tout cas, c’est l’avis du père Cantalamessa, le prédicateur de la maison pontificale, qui aime caractériser l’originalité du christianisme avec ces mots si puissants : « Toutes les religions vous diront ce qu’il faut faire pour parvenir au Salut ou à l’illumination, le christianisme est la seule religion qui vous dit ce que Dieu a fait pour vous sauver en Jésus. » Dans toutes les religions, il faut faire, toujours faire plus, toujours faire mieux, dans le christianisme, il s’agit d’abord d’accueillir ce que Dieu a fait, il s’agit de se laisser faire.
Mais alors me direz-vous, il n’y a vraiment rien à faire ? Oh si, mais dans un renversement total de ce que nous pensons trop spontanément. Je souligne deux aspects qui me paraissent importants.
1/ Voulez-vous progresser dans votre vie spirituelle ? Avant d’aller plus loin, je précise que la vie spirituelle n’est pas un à-côté de notre vie, un à-côté réservé à ceux qui ont le goût des choses spirituelles, elle est au fondement de toute notre vie, c’est elle qui influencera toute notre vie. Eh bien, si vous voulez progresser, il faut donc passer du faire au laisser-faire, mais en précisant bien que se laisser faire, ce n’est pas rien faire ! Se laisser faire, quel travail ! En effet, nous avons tous l’habitude de chercher à maîtriser le plus possible ce qui se passe dans notre vie. Nous faisons des projets en fonction de ce que nous pensons qui sera bon pour nous, qui nous apportera un épanouissement, une position sociale, qui nous mettra à l’abri de la nécessité.
Se laisser faire, quel travail puisqu’il s’agit d’entrer dans une confiance absolue en Dieu, cette confiance qui transparait si bien dans la fameuse prière du Père Charles de Foucauld : « mon Père je m’abandonne à Toi, fais de moi ce qu’il te plaira, quoique tu fasses de moi, je te remercie … » Certains vont penser que c’est risqué. C’est vrai qu’il faut faire très attention de ne pas s’abandonner entre les mains de n’importe qui, on peut toujours tomber entre les mains de personnes manipulatrices. Mais avec Dieu, aucun risque ! Qu’est-ce que je risque en m’abandonnant entre les mains de Celui qui n’est qu’amour et qui m’a créé par amour, pour l’amour ? Je ne risque qu’une chose, c’est de grandir dans l’amour et grandir tellement plus vite et tellement mieux qu’en ne comptant que sur mes pauvres efforts si inconstants ! Toutes nos peurs à nous abandonner, à nous laisser faire par Dieu sont le signe qu’il y a une conception de Dieu à purifier en nous. Finalement, nous avons peur que Dieu ne soit pas autant désireux que ça de nous conduire au Bonheur, nous avons peur qu’il nous conduise précisément là où nous ne voudrions pas aller. Plus ou moins consciemment, nous nous sommes laissé avoir par les suggestions du Tentateur qui, depuis le jardin d’Eden, cherche à présenter Dieu comme un adversaire du bonheur de l’homme. Oui, lui, le Tentateur, il est l’Adversaire, c’est l’un des noms que la Bible lui donne. Mais Dieu, il est notre allié. Après la création, la plus grande œuvre de Dieu, c’est l’Alliance, Dieu s’est lié aux hommes, il a voulu devenir leur Allié et cette Alliance va culminer dans le don de la vie de Jésus pour nous sauver. Dieu est notre allié, il n’est qu’amour donc il ne veut que notre bonheur, décidons de ne plus combattre contre lui, acceptons de nous laisser faire.
2/ Se laisser faire, ce n’est donc pas rien faire et il y a encore une deuxième raison. Quand je me laisse vraiment faire, je vais découvrir que je deviens capable de beaucoup faire ! Mais, ce que je vais faire, je ne le ferai plus à la force des poignets, je ne le ferai plus pour être aimé, pour être reconnu, ce que je vais faire, je le ferai parce que je suis débordant de cet amour que je ne cesse de recevoir. Le grand travail que nous aurons à faire consiste donc à nous tenir fidèlement branchés à la source de l’amour pour que tous nos actes, tous nos regards, toutes nos paroles, toutes nos pensées soient l’expression de ce débordement d’amour que je ne cesse de recevoir et que je ne peux ni contenir ni retenir. Rester branchés à la source de l’amour, ça sera le seul effort que nous ayons à fournir, mais un effort qui sera permanent. De jeunes moines demandaient un jour à abba Agathon, un vieux Père du désert : « Quelle est, parmi les bonnes œuvres, la vertu qui comporte le plus d’efforts ? Il leur dit : Je crois qu’il n’y a pas d’effort comparable à celui de prier Dieu. Chaque fois, en effet, que l’homme désire prier, les ennemis veulent l’en arracher. Car ils savent qu’ils n’entraveront sa marche qu’en le détournant de la prière. Pour tout autre œuvre bonne qu’un homme entreprend, en y persévérant, il acquiert de la facilité. Mais, pour la prière, jusqu’au dernier soupir, il a besoin de lutter. » Très belle et courageuse confidence d’un pro de la prière !
Avec toutes ces considérations, n’allez surtout pas croire que je suis loin des lectures d’aujourd’hui ! En effet, à ceux qui lui demandaient ce qu’ils devaient faire, Jésus va leur parler de ce que Dieu veut faire en eux : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé. » Je traduis de manière plus explicite : l’œuvre de Dieu, c‘est à dire le grand travail de Dieu, c’est de faire grandir votre foi. Et la foi, ce n’est pas l’adhésion intellectuelle à un certain nombre de vérités métaphysiques, avoir vraiment la foi, c’est faire totalement confiance en Dieu. Eh bien, le grand travail que Dieu veut accomplir en nous, c’est de faire grandir notre confiance. Et il s’y emploie depuis le début, c’est ce que nous suggérait la très belle 1° lecture qui nous parlait de la manne. Pour faire grandir la confiance en son peuple, pendant les 40 années de la traversée du désert, Dieu a fait tous les matins une livraison de pain frais. A aucun moment, il n’a été pris en défaut, tu peux donc lui faire confiance : celui qui s’est occupé de son peuple dans sa traversée du désert, s’occupera de toi dans toutes tes traversées de désert. Celui qui a fait Alliance avec toi est ton Allié pour toujours, laisse-toi faire, laisse-le faire, reste branché sur la source et tu deviendras capable, comme le disait Ste Thérèse, de remplir chaque instant de ta vie du maximum d’amour. Pourrait-il y avoir une vie plus réussie qu’une vie qui rayonne toujours et pour tous l’amour ? Et finalement, peu importe que, dans notre vie, nous sassions ceci ou cela, ce qui compte vraiment, c’est que tout ce que nous ferons ne soit que l’expression du débordement de l’amour que nous accueillons sans cesse. C’est pour accueillir cet amour et mieux le rayonner que nous sommes venus à cette messe, laissons-nous faire, laissons-le faire !
Je résumerai votre homélie en deux points :
Mieux accueillir la Source de Vie, c’est l’af FAIRE de tous.
La livraison quotidienne de pains pendant 40 ans : que ce don devienne CROISSANT ! Ainsi, personne ne restera sur le carreau (de chocolat, bien sur)