2 juin : vendredi 8° semaine temps ordinaire. Quelle trace allons-nous laisser dans l’histoire ?

Dans la 1° lecture, Ben Sira parle des ancêtres. Et il explique qu’il y a deux catégories d’ancêtres : ceux dont on parlera, et même ceux dont on fera l’éloge et ceux qui tomberont dans l’oubli. Pour cette dernière catégorie, Ben Sira a des mots terribles : « ceux-ci, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé, c’est comme s’ils n’étaient jamais nés ! » Alors, c’est donc à nous de choisir à quelle catégorie nous voulons appartenir car nous deviendrons tous des ancêtres : voulons-nous être de ceux dont on ne se lassera pas de faire l’éloge ou de ceux qui tomberont pour toujours dans l’oubli ? 

Mais attention, il ne s’agit évidemment pas de chercher comment laisser orgueilleusement une trace dans l’histoire. Si nous aimons nos descendants qu’ils soient directs ou pas, si nous aimons ceux qui nous suivent dans le temps, nous pouvons légitimement vouloir leur laisser un héritage. En parlant d’héritage, je ne veux pas parler d’abord d’argent ou de propriétés à transmettre. Cet héritage-là, il crée d’ailleurs souvent des problèmes ! Quand je parle d’héritage, je pense à ce qu’on peut entendre dire : cette ardeur qui me fait travailler à l’avènement d’un monde plus juste, je l’ai reçue de mes parents ou de mes grands-parents, de mon parrain, ma marraine et pourquoi pas de mon tonton curé ou de ma tante dont on n’a jamais bien su dans la famille ce qu’elle était puisqu’elle se définissait comme « menbdeuf » ! J’ai pris l’exemple d’un désir de justice, mais on pourrait prendre d’autres exemples en parlant de la capacité à travailler à la réconciliation des personnes dans la vie familiale, l’entreprise, le quartier, les associations. Bref, ce goût, ce désir de travailler pour le bien, la plupart du temps, c’est un don que nous avons reçu, comme en héritage de tel ou tel de nos ascendants. C’est dans ce sens qu’il faut envisager vouloir laisser une trace, en étant sûr, comme le dit Ben Sira, que, le vouloir, c’est extrêmement désirable !

Ainsi donc, si nous voulons laisser une trace, y aurait-il un chemin plus sûr que les autres ? La réponse de Ben Sira est claire : seules les personnes vraiment miséricordieuses laisseront une trace, laisseront un héritage, je vous relis ce qu’il disait : les hommes de miséricorde, leurs œuvres de justice n’ont pas été oubliées. Avec leur postérité se maintiendra le bel héritage que sont leurs descendants. Leur postérité a persévéré dans les lois de l’Alliance, leurs enfants y sont restés fidèles grâce à eux. Leur descendance subsistera toujours, jamais leur gloire ne sera effacée. Seules les personnes miséricordieuses pourront laisser ce bel héritage qui va fructifier dans les générations suivantes. Seulement voilà, quand on entend ça, immédiatement, il y en a qui pourraient immédiatement se sentir disqualifiés en disant : dans ces conditions, je ne laisserai aucune trace puisque je n’appartiens pas à cette catégorie des personnes miséricordieuses moi qui n’ai toujours pas pardonné à mes parents dysfonctionnels, à telle personne de ma famille ou de mon entourage social, professionnel ou ecclésial pour l’énorme souffrance qu’ils m’ont infligée. Je n’entre pas dans les détails, j’imagine que ça peut évoquer des situations extrêmement concrètes chez un certain nombre d’entre nous.

Cette mention de Ben Sira m’encourage à développer un peu ce que recouvre concrètement ce terme d’homme ou femme de miséricorde. Je crois que la grande méprise à propos du pardon vient d’une mauvaise compréhension de ce qu’est le pardon. Il me semble que lorsque des personnes disent : je n’ai pas pardonné et, au jour d’aujourd’hui, je ne sais même pas si je veux pardonner, en fait, ces personnes veulent dire : je ne PEUX pas pardonner. Et pourquoi ne peuvent-elles pas ? Parce que, la plupart du temps, elles n’ont pas une idée juste du pardon et sont donc bloqués. Dans l’Evangile, Jésus n’est pas tendre avec ceux qui ne veulent pas pardonner, par contre, il sera extrêmement miséricordieux et patient à l’égard de ceux qui ne peuvent pas pardonner. 

Il est sans doute bon de redire que pardonner ce n’est pas oublier ! Parce qu’il y a des actes qui ne pourront jamais s’oublier parce qu’ils restent inscrits dans la chair. Je pense particulièrement à tout ce qui touche aux abus sexuels, aux incestes, et tant d’autres traumatismes qui semblent impardonnables car impossibles à oublier comme les phénomènes d’emprise et tout ce qui touche à la maltraitance, au harcèlement. C’est sûr, jamais la personne violentée, d’une manière ou d’un autre ne pourra oublier, elle restera profondément marquée, déstabilisée. Celles et ceux qui ont vu le film « Je verrai toujours vos visages » l’ont encore mieux compris ! 

Donc, ce n’est pas parce qu’on ne pourra jamais oublier qu’il faut penser qu’on ne pourra jamais pardonner. Pardonner, ce n’est pas non plus passer l’éponge, faire comme si rien ne s’était passé, rembobiner le film de notre vie, effacer la scène ou les scènes d’agression pour faire comme s’il n’y avait rien eu. Alors, c’est quoi pardonner ?

Pardonner, c’est dire à l’autre : tu m’as fait profondément souffrir, mais je ne veux pas t’enfermer dans le mal que tu m’as fait, je crois que tu dois être capable de faire du bien. Vouloir s’engager sur le chemin du pardon, c’est déjà refuser de parler, à propos d’une personne, d’un violeur ou d’un tueur. C’est une personne qui a commis un viol ou un meurtre et l’acte commis est très grave. Ainsi en va-t-il de celui ou celle qui a pu me faire beaucoup de mal, c’est déjà une démarche énorme que de refuser de la réduire au mal qu’il ou elle m’a fait. S’engager sur ce chemin, c’est vouloir lui reconnaître sa dignité de personne humaine, une dignité abimée par le mal qu’il ou elle a pu commettre mais une dignité qui ne se perd jamais totalement. C’est du moins ce que nous dit l’enseignement de l’Eglise. Mais tout cela ne se fait pas par un claquement de doigt. Là encore le film « Je verrai toujours vos visages » montre tout le travail et tout le temps ainsi que l’accompagnement qui est nécessaire pour parcourir ce très long chemin.

Le pardon deviendra envisageable quand j’aurai compris que pardonner, ce n’était ni oublier, ni effacer mais pouvoir dire à la personne : tu m’as fait profondément souffrir et j’en garde des séquelles extrêmement douloureuses mais je voudrais arriver à ne pas te réduire au mal que tu m’as fait. Le pardon deviendra surtout envisageable quand celui ou celle qui m’a profondément blessé me demandera pardon. En rigueur de termes, le pardon ne peut être donné qu’à ceux qui le demandent et qui, donc reconnaissent les souffrances infligées. En attendant que ce pardon soit demandé et s’il peut l’être car, entre-temps, les personnes ont pu mourir, rendant cette démarche définitivement impossible, il y aura à travailler sur la rancune.

Je vous ai déjà cité cette parole si juste d’un psychologue qui disait : ne pas chercher à se débarrasser de la rancune, ça équivaut à accepter de rester menotter à son agresseur. Celui ou celle qui vous a fait du mal vous a fait profondément souffrir au moment où il/elle vous a agressé. La rancune va être ce mécanisme qui fait que vous pensez constamment à lui ou à elle en lui en voulant. Ce qui signifie concrètement que cette personne va continuer à vous pourrir la vie parce que, en permanence, vous restez comme obsédés par son visage, et éventuellement par le désir de prendre votre revanche. Chercher à se débarrasser de la rancune c’est donc décider de ne plus être menotté à son agresseur H24. Ça ne sera donc pas d’abord par charité à l’égard de l’agresseur que vous vous engagerez dans cette démarche, vous le ferez d’abord par charité à l’égard de vous-mêmes, pour vous offrir le droit de ne plus souffrir ou en tout cas de moins souffrir. Bien sûr ce type de démarche requiert un bon accompagnement thérapeutique et spirituel, il suppose aussi que la personne qui s’y engage soit dans un environnement bienveillant qui comprenne l’énorme travail que doivent fournir ceux qui s’y engagent.  

Je suggère 3 démarches qui peuvent, à un moment ou à un autre aider les personnes qui s’engagent dans cette démarche de libération. 

1/ A un moment favorable, il pourra être bon d’aller se confesser de la rancune entretenue et d’en profiter pour demander au prêtre d’être témoin de notre loyauté dans l’engagement que vous prenez, avec la grâce de Dieu de ne plus entretenir de rancune.

2/ Quand la personne qui a agressé est décédée, on peut aller au cimetière, sur la tombe de cette personne et prononcer à voix basse ou à voix haute, avec ou sans témoins privilégiés, des paroles qu’on aura préparées pour dire à cette personne l’immense souffrance qu’elle nous a infligée et en même temps qu’on ne veut plus la réduire au mal qu’elle nous a fait. 

3/ Enfin, faire célébrer une messe à l’intention de cet agresseur défunt. En faisant célébrer une messe pour lui vous l’associez au sacrifice du Christ qui a versé son sang pour les pécheurs et donc pour votre agresseur. C’est finalement ce que vous pouvez faire de plus grand !

Merci Ben Sira pour ces paroles qui nous ouvrent ces horizons de libération !

Cette publication a un commentaire

  1. Franchellin Jean Marc

    Merci frère Roger de cette belle homélie. Comme vous, en tant qu’ancien aumônier de prison, on en a croisé des agresseurs et des rencuniers…
    Quand on échange avec ces personnes détenues, on peut arriver à comprendre leurs gestes. Comprendre mais pas accepter.
    Lire le livre Aïe mes aïeux..
    Aussi je leur disais qu’avec une blessure on ne peut pas vivre. Il faut « rafistoler », mais qu’avec une cicatrice on voit par où l’on a passé, mais ça ne fait plus mal, ou beaucoup moins mal.
    Jésus, nous le verrons avec les stigmates je pense.

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