Vous savez que le pape François part souvent en guerre contre ce qu’il appelle la mondanité spirituelle. Pour lui, la mondanité, ce n’est pas le fait de boire du thé en levant le petit doigt dans des salons feutrés. La mondanité qu’il qualifie la plupart du temps de mondanité spirituelle consiste à tout juger selon l’esprit du monde, à se comporter selon les règles du monde. Si nous ne voulons pas tomber dans la mondanité spirituelle, nous avons tout intérêt à méditer cette rencontre entre Elisabeth et Marie parce qu’il n’y a rien de mondain dans cette rencontre.
D’abord, il n’y a rien de mondain, au sens le plus habituel selon lequel ce mot est utilisé. Aucunes mondanités entre ces femmes, aucun propos mondain ne nous est rapporté. C’est d’ailleurs à la limite du vraisemblable : Marie ne prend pas de nouvelles de la santé de sa cousine, elle ne cherche pas à savoir pourquoi Zacharie est muet dans son coin. Et en retour, Elisabeth ne pose aucune question sur l’ange venu voir Marie, sur Joseph et sa réaction. En privé, elles ont sûrement dû se parler, mais l’Evangile n’a rien voulu retenir de ces échanges, justement pour nous orienter vers l’essentiel : la capacité de ces deux femmes à tout regarder, à tout juger en prenant les lunettes de Dieu. Et c’est bien ainsi qu’on échappe à la mondanité spirituelle. Selon l’esprit du monde, elles auraient pu faire quelques objections : Elisabeth trouvant que sa grossesse arrive un peu tard et Marie, à l’inverse, trouvant que la sienne arrive un peu tôt ! Zacharie s’était risqué sur ce chemin d’une interprétation mondaine en déclarant : je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge. Nous connaissons la suite, Dieu a plongé Zacharie dans un profond silence, non comme une punition, mais comme un cadeau pour l’obliger à changer son logiciel d’interprétation.
Elisabeth et Marie, elles, elles ont tout de suite utilisé le bon logiciel, pas de mondanité, elles ont parlé des événements qu’elles venaient de vivre selon le point de vue de Dieu. Je ne reviens pas sur les paroles d’Elisabeth, c’était hier, aujourd’hui, ce sont les paroles de Marie que la liturgie nous donne à entendre. Et ces paroles, Marie les prononce immédiatement, en réponse aux paroles de foi exprimées par Elisabeth, c’est le Magnificat qu’on appelle parfois l’Evangile de Marie, ce concentré de citations des Ecritures qui permet à Marie de relire ce qui vient de lui arriver et de porter un regard de foi sur l’histoire de son peuple et sur l’histoire en général, ce regard étant posé du point de vue de Dieu. En effet, dans le Magnificat, il y a deux parties assez distinctes, dans la première Marie parle d’elle et dans la deuxième, Marie parle de l’histoire. Mais ce qui lie fortement ces deux parties, c’est justement la manière dont Marie parle d’elle et de l’histoire puisqu’elle en parle en se regardant et en regardant le monde comme Dieu la regarde et comme Dieu regarde le monde. Alors regardons rapidement chacune de ces deux parties, entrons dans le regard de Marie qui nous aide à entrer dans le regard de Dieu, lui-même, le regard qu’il aime poser sur nous, sur le monde et sur l’histoire.
Dans la première partie, c’est clair, Marie parle d’elle, la répétition du pronom possessif « mon ou moi », le prouve bien : Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! Il s’est penché sur son humble servante ; désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est son nom ! Mais vous voyez que Marie ne parle pas d’elle comme pour justifier le bon choix de Dieu qui a bien fait de poser son regard sur elle parce que, des comme elles, il n’y en aurait pas deux ! Non, Marie se voit comme Dieu la voit, choisie par pure grâce avec, comme conséquence, précisément une place de choix pour l’éternité : tous les âges me diront bienheureuse. En parlant d’elle, c’est finalement de la grandeur de Dieu dont parle Marie. Et, Benoit XVI, commentant ce Magnificat dira fort justement : Là où Dieu devient grand, l’homme ne devient pas petit : là, l’homme aussi devient grand et le monde lumineux. Quand Marie se voit comme Dieu la voit, elle ne se voit pas insignifiante, elle se voit belle. L’humilité n’a rien à voir avec ce que j’aime appeler « la spiritualité de la serpillère » ! Comme si devenir humble c’était désirer devenir ce morceau de tissu sur lequel tout le monde s’essuie les pieds ! Non, vivre l’humilité à l’école de Marie, c’est apprendre à se regarder avec le regard que Dieu pose sur nous et qui nous met à notre juste place. Je ne suis pas rien puisque je suis cette créature infiniment aimé de Dieu, mais je ne suis pas tout puisque c’est lui et lui seul qui me tient dans l’existence.
Après cette première partie qui nous invite à nous mettre à l’école de Marie pour apprendre à nous regarder comme Dieu aime nous regarder, nous passons à la deuxième partie avec cette parole de transition : Sa miséricorde s’étend d’âge en âge. Dans la retraite qu’il prêchait, le cardinal Barbarin nous disait que cette parole pouvait être entendue comme un résumé de toute l’histoire de l’humanité. La deuxième partie du Magnificat, nous invite à entrer dans le regard que Dieu pose sur l’histoire, sur le monde, et la porte pour y entrer, c’est la miséricorde. C’est quoi, pour Dieu, l’histoire ? Eh bien, c’est sa miséricorde qui s’étend d’âge en âge. Toute l’histoire est une histoire de miséricorde. C’est quoi, pour Dieu, le monde ? Eh bien, il est l’objet de sa miséricorde jamais prise en défaut ! Et si Marie ajoute que, c’est sur ceux qui le craignent que sa miséricorde s’étend d’âge en âge, ce n’est pas pour apporter une restriction. Elle énonce simplement la condition pour que la miséricorde puisse porter du fruit.
C’est comme pour le sacrement du pardon qui ne peut porter du fruit que si nous sommes dans cette attitude profonde de contrition. On demandait un jour au curé d’Ars : comment se fait-il que tant de personnes se confessent et si peu se convertissent vraiment ? Il a répondu : parce que beaucoup trop se confessent sans une réelle contrition ! Bien vu ! Ça nous interroge tous ! Eh bien, c’est exactement ce que Marie veut dire en ajoutant que c’est sur ceux qui le craignent que sa miséricorde s’étend d’âge en âge. Toute l’histoire, du point de vue de Dieu, peut se résumer comme le déploiement de sa miséricorde et si nous trouvons que cette miséricorde n’a pas changé grand-chose au cours de l’histoire, ce n’est pas de la faute de Dieu, mais de la nôtre, nous ne le craignons pas assez, le mot « crainte » étant, bien sûr, entendu au sens biblique sachant que la remarque du curé d’Ars en donne un contour assez précis.
La suite du texte va nous faire entendre ce que Dieu veut accomplir dans l’histoire des hommes. Il y a une série de 7 verbes qui indiquent les actions que le Seigneur veut accomplir de manière permanente dans l’histoire. Il veut « déployant la force de son bras… disperser les superbes… renverser les puissants… élever les humbles… combler de biens les affamés… renvoyer les riches… relever Israël. » Voilà le grand rêve de Dieu sur le monde, sur l’histoire. Il veut que chacun trouve sa place, puisse avoir sa place et que chacun reste aussi à sa place. C’est pour cela que, contrairement à ce qu’on a dit, le Magnificat n’est pas un chant révolutionnaire ! Dieu ne veut pas éjecter les puissants de leurs trônes pour y mettre les faibles, non ! Sur le trône, il ne peut y en avoir qu’un, Lui, si c’est quelqu’un d’autre que lui qui se met sur le trône, ça finit toujours très mal ! Il ne veut pas appauvrir les riches pour donner leur fortune aux pauvres, parce qu’un jour, ceux qui ont été appauvris chercheront à prendre leur revanche ! Non, ce qu’il veut, c’est qu’il n’y ait plus de pauvres ni de riches, que chacun ait ce dont il a besoin !
Il est très beau ce regard de Dieu sur le monde, ce rêve de Dieu. Evidemment, Dieu n’attend que notre collaboration pour que son rêve puisse devenir un peu plus réalité. C’est sans doute pour cela que Luther a écrit son commentaire du Magnificat. C’est étonnant, mais l’un des plus beaux commentaires, que nous ayons du Magnificat, vient de Luther. Il était fasciné par la figure de Marie, mais tellement désolé d’entendre ou de lire toutes les platitudes racontées sur elle. Pourtant, ce n’est pas le désir de faire mieux qui sera à l’origine de son commentaire. C’est une commande qui va le décider et une commande étonnante ! Luther va écrire à la demande du jeune prince Jean Frédéric de Saxe dont il était le chapelain. Jean Frédéric de Saxe était, à l’époque, un tout jeune homme et comme il voulait se préparer à gouverner un jour, étant très croyant, il demande à Luther de lui écrire un texte qui lui donnerait les grands repères nécessaires pour gouverner de manière juste, en étant pleinement accordé à sa foi. C’est pour répondre à cette demande que Luther écrit son commentaire du Magnificat parce qu’il est convaincu que le prince doit habiter ce grand rêve de Dieu, doit collaborer à l’accomplissement du grand rêve de Dieu.
Puissions-nous, nous aussi, avec les moyens qui sont les nôtres collaborer à l’accomplissement du rêve de Dieu. Et ça commence, sans doute par arrêter de rêver que s’accomplisse pour nous tout ce qui n’est pas conforme à ce grand rêve d’amour. Par l’intercession de Marie et à son exemple, demandons de pouvoir nous regarder comme Dieu nous voit et de regarder le monde comme Dieu le voit.