4 août 2022 : Fête du Saint Curé d’Ars

Aujourd’hui, ce n’est pas moi qui prêche, mais je me suis dit qu’en cette fête du Saint Curé d’Ars, je pourrais mettre sur ce blog le texte d’un enseignement que j’avais donné à Ars pour l’une des retraites internationales de prêtres.

Du « liguorisme » au rigorisme

Introduction : explication du titre de la conférence

         Un mot pour les interprètes, j’ai un peu modifié mon introduction par rapport au texte qui vous a été donné ! Je pensais que l’expression du « liguorisme  au rigorisme » serait expliquée, comme ça n’a pas été le cas, il faut que je le fasse et c’est en raison de cette modification que je suis obligé de lire sur mon ordinateur !

Quand le père Patrice m’a contacté, il m’a donc demandé que mon intervention s’inspire du thème de la journée « du liguorisme au rigorisme. » Heureusement, j’avais lu le petit livre qu’il avait écrit sur le curé d’Ars et je comprenais de quoi il voulait que je parle ! C’est vrai, ce titre traduit assez bien l’évolution de la pastorale du curé d’Ars… mais, vous en conviendrez il mérite quelques explications ! 

Le rigorisme tout le monde voit bien de quoi il s’agit ! Mais de quoi parle-t-on quand on utilise ce mot de « liguorisme » ? Lundi, dans son exposé historique introductif, le père Daniel Moulinet a évoqué l’influence de St Alphonse de Liguori, né un siècle plus tôt que Jean-Marie Vianney et fondateur de la congrégation du Très Saint Rédempteur, représenté, dans l’iconographie, tenant en crucifix en main pour bien montrer que c’est lui, Jésus, qui a souffert pour nous. Le père Moulinet nous a expliqué qu’avec Alphonse de Liguori, c’est un souffle de miséricorde qui était venu renouveler la théologie et la pastorale. Il se trouve que Mgr Devie, l’évêque du curé d’Ars, avant d’être évêque, était un bon connaisseur de St Alphonse de Liguori. Dès lors, on n’a pas de mal à imaginer qu’au cours des rencontres qu’il avait avec ses prêtres, Mgr Devie cherchait à leur faire partager la connaissance qu’il avait du Liguorisme, non pas pour montrer qu’il était un savant, mais parce qu’il cherchait à convaincre ses prêtres qu’en s’ouvrant à la miséricorde, ils pourraient renouveler leur pastorale. Maintenant vous comprenez mieux ce titre énigmatique : du « liguorisme » au rigorisme.

Après cette introduction que je viens de finir, il y aura 3 parties dans mon intervention :

1/L’évolution pastorale du curé d’Ars

2/ Un malentendu qui a la vie dure

3/ Le sens des mortifications

Et je terminerai par une conclusion qui nous permettra de nous interroger

1. L’évolution pastorale du curé d’Ars

Le rigorisme, est-il besoin de le préciser, imprégnait l’air que respiraient les pasteurs et par voie de conséquence le peuple chrétien. Si l’on parlait volontiers du « Bon Dieu », il n’est pas sûr que cette appellation traduisait le contenu de la foi de l’époque. En effet, la perspective du Salut générait beaucoup d’angoisse, à cause de l’image largement véhiculée d’un Dieu juge qui n’octroyait le ciel qu’à une poignée de méritants. 

         Jean-Marie Vianney, lui-même, au début de son ministère parlait beaucoup de l’enfer. Comment d’ailleurs s’en étonner puisque nous savons qu’il a été formé par l’abbé Balley, un prêtre véritablement admirable, mais appartenant à l’ordre des Génovefins qui, nous le savons, sera le dernier ordre religieux à intégrer la condamnation du jansénisme, cette doctrine qui, précisément, entretenait l’angoisse du Salut. 

         Suivre l’évolution de la prédication du saint Curé d’Ars, c’est alors contempler, avec un regard émerveillé, le travail de la grâce dans le cœur de ce prêtre admirable. 

Ce qu’il prêchera, au fil des années, ressemblera de moins en moins à ce qu’il avait appris. L’Esprit-Saint, auquel il portait un grand amour, à une époque où il était quand même un peu l’oublié de la Trinité, semblait l’enseigner en directe, lui inspirant des paroles et des actes peu conventionnels. Cela lui vaudra quelques démêlés avec ses confrères qui, jaloux de son succès, le dénonceront plusieurs fois à l’évêque pour sa théologie si peu fiable. Hier, nous avons entendu parler de la fraternité sacerdotale vécue par le curé d’Ars, s’il recevait ses confrères autour d’une bonne table, s’il les remplaçait volontiers, eux ne le ménageaient pas, c’est le moins qu’on puisse dire ! Et, si le père Aimeric le permet, j’aimerais rajouter, concernant l’abbé Raymond, son vicaire qui lui en a tant fait voir, que ce prêtre est enterré dans un village de chez nous, Polliat et, que sur sa tombe, on peut lire cette épitaphe : « ici repose Antoine RAYMOND, animé d’un zèle ardent et sans égard pour personne ! » la suite est plus élogieuse, mais cette petite phrase résume bien son comportement habituel, à l’égard du curé d’Ars et dans tous les lieux où il exercera !

         Je viens d’évoquer bien trop brièvement comment le curé d’Ars est sorti, peu à peu, du rigorisme. Je ne vais pas m’arrêter très longtemps sur le « liguorisme » du curé d’Ars, c’est à dire sa prédication miséricordieuse, sa pastorale miséricordieuse. Nous connaissons tous cela très bien, toutes les biographies développent cet aspect. Je souligne juste deux points. 

  • C’est bien cette pastorale miséricordieuse qui permet d’expliquer une bizarrerie dans son église. Si vous l’avez visitée, vous avez peut-être été étonnés qu’il y ait plusieurs confessionnaux dans cette église, pourtant si petite, alors qu’il était souvent le seul confesseur. Mais, regardez bien, ces confessionnaux sont placés à des endroits très stratégiques. Il voulait ainsi manifester, comme le disait St Jean-Paul II, que « nul ne doit être exclu de l’accolade de la miséricorde » c’est pourquoi, il voulait faciliter la démarche des pécheurs en leur évitant de faire des démarches trop voyantes, trop humiliantes.
  • Nous connaissons aussi les merveilleuses paroles du curé d’Ars sur la miséricorde : « La miséricorde de Dieu est comme un torrent débordé qui emporte tout sur son passage. » ou encore : « Ce n’est pas le pénitent qui court après le Bon Dieu, c’est Dieu qui court après lui » et puis : « Vos fautes sont des grains de sable à côté de la grande montagne de la miséricorde de Dieu » Je pourrais en citer comme ça pendant un bon moment. Mais tout cela, vous le connaissez déjà !

         C’est pourquoi, je voudrais plutôt chercher à comprendre pourquoi, s’il prêchait et pratiquait le « liguorisme » pour les autres, le rigorisme restera sa ligne de conduite personnelle. Je veux le faire pour dissiper de lourds malentendus et aussi pour suggérer quelques points de repères pour notre vie sacerdotale. 

2. Un malentendu qui a la vie dure

         Il faut oser le dire : pendant des années, au moins en France, le curé d’Ars a été un modèle rejeté par bien des prêtres précisément à cause du rigorisme avec lequel il conduisait sa vie personnelle. 

         Je me souviens de la venue de St Jean-Paul II, ici, j’étais tout jeune prêtre. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais je peux dire qu’une partie significative du presbyterium de notre diocèse, c’est à dire les compatriotes de St J. M. Vianney, ne sont pas venus. Aux yeux de beaucoup de prêtres de cette époque, le curé d’Ars était plutôt un modèle repoussant. Pour eux, donner en modèle un prêtre qui, certes avait de belles paroles de consolation, mais qui, en privé, mangeait des patates pourries et se flagellait, ça n’était pas sérieux. Certains allaient même jusqu’à dénoncer, en Jean-Marie Vianney, la canonisation de la névrose ou du masochisme poussés à l’extrême !

         Cette opinion comportait une double erreur. 

– 1° erreur, un peu anecdotique, j’en conviens : les patates pourries, c’est une légende et il serait bien que nous arrêtions de la colporter ! Je me rappelle, quand j’étais séminariste, je venais ici, faire des semaines de permanence d’accueil. Nous avions la chance de bénéficier, chaque semaine, d’une journée de formation donnée par le père Nodet. Vous avez tous entendu, au moins son nom, puisqu’il a passé l’essentiel de sa vie à Ars et qu’il a donné le meilleur de lui-même pour faire connaître le curé d’Ars, « sa pensée et son cœur » selon le titre de son grand best-seller. Eh bien, le père Nodet nous expliquait, après avoir fait des recherches, interroger des médecins, qu’il était impossible de manger des patates pourries. En effet, en pourrissant, elles produisent des éléments extrêmement toxiques qui finissent par empoisonner. Oui, c’est vrai, il n’était pas très attaché à la qualité de ce qu’il mangeait, et il traitait sans ménagement son corps, qu’il appelait « son cadavre », mais arrêtons de dire qu’il mangeait des patates pourries ! Son rigorisme n’allait pas jusque là. 

– 2° erreur bien plus fondamentale, c’est la mécompréhension totale de l’objectif que le curé d’Ars poursuivait en s’infligeant ses mortifications. Il n’y avait rien de névrotique dans toutes ses pratiques. Je l’affirme fortement, même si nous devons bien reconnaître, qu’à certains moments et en certains domaines, il pouvait avoir une psychologie tourmentée. Il faudrait plus de temps pour parler de tout cela, car, c’est sûr, il souffrait d’une mésestime de lui-même qui aurait pu empoisonner sa vie.

Il va apprendre à composer avec cette forme de pauvreté qu’il gardera tout au long de sa vie. Peu à peu, il apprendra à s’en remettre totalement au travail de la grâce, faisant confiance à la parole rapportée dans la 2° lettre aux Corinthiens, quand Paul nous confie une faiblesse qui aurait pu être, pour lui aussi, un handicap insurmontable : « ma grâce te suffit, c’est dans ta pauvreté que ma puissance peut donner toute sa mesure. » Le curé d’Ars aimait dire : « l’homme est un pauvre qui a besoin de tout demander au Bon Dieu. » En disant cela, c’est d’abord à lui qu’il pensait. Il aimait dire aussi : « je suis comme les zéros, je n’ai de valeur que mis à côté des autres ! » … et, mis à côté du Christ, de fait, il accomplira des merveilles !

3. Le sens des mortifications

         Essayons donc de comprendre le sens des mortifications que s’imposait le curé d’Ars et qu’il s’imposera toute sa vie. Je le répète, le passage au liguorisme pastoral n’aura pas supprimé le rigorisme personnel mais il lui donnera un tout autre sens qui pourrait bien nous inspirer même si nous n’avons pas à l’imiter !

         Il reconnaitra lui-même que dans les premières années de son ministère, il avait poussé la pratique de l’ascèse à un point extrême. Il parlera, à ce sujet, de ses « erreurs de jeunesse. » Pour se convaincre qu’il s’agissait d’erreurs de jeunesse, il suffit de savoir que, pendant quelques temps, il avait cherché à se nourrir en ne mangeant que de l’herbe ! Il utilisera également de manière un peu trop violente les instruments de mortification légués par son maître, l’abbé Balley. 

Permettez-moi une digression à propos de l’abbé Balley dont je ne peux pas parler assez longuement dans le cadre de cette courte intervention. Je trouve injuste le portrait souvent trop négatif qui est fait de lui par certains, à cause des relents jansénistes que j’ai déjà évoqués. Au cours de l’année sacerdotale, j’avais eu l’occasion de faire une conférence à Choue, paroisse dont il fut curé, au diocèse de Blois. Ça avait été pour moi l’occasion de mieux connaître et comprendre cette belle figure sacerdotale. Je ne peux que vous encourager à lire le petit livre que l’abbé Bernard Gallizia a tenu à écrire suite à cette conférence pour mieux faire connaître celui qu’on appelle désormais le maître du curé d’Ars, c’est d’ailleurs le titre qu’il a donné à son ouvrage : « Charles Balley, le maître du curé d’Ars. » Derrière tous les grands hommes, il y a toujours une personnalité plus discrète qui se cache sans qui le grand homme n’aurait pas été ce qu’il est devenu. Même si nous ne sommes pas des grands hommes, n’oublions jamais de remercier nos collaborateurs de l’ombre sans qui nous ne pourrions pas faire ce que nous faisons.

         Revenons à notre propos et cherchons à comprendre le sens des mortifications que s’imposait Jean-Marie Vianney, mortifications devenues certes moins radicales, mais toujours aussi nombreuses, dans la 2° partie de son ministère. 

         Pour comprendre, nous devons nous rappeler qu’à l’époque nous sortions de ce qu’on appelait « la pénitence tarifée. » C’est à dire que les confesseurs étaient formés en apprenant qu’à tel type de péché correspondait tel type de pénitence. Et, en matière de pénitence, les confesseurs étaient plutôt enclins à en rajouter qu’à en enlever ! Jean-Marie Vianney a été formé ainsi. Et, je l’ai dit, comme il manquait terriblement de confiance en lui, il ne risquait pas de prendre des initiatives en allégeant les pénitences. Tout cela a dû bien le tourmenter car il savait que certains pécheurs endurcis ne fréquentaient pas le confessionnal, précisément par peur de la dureté de la pénitence qui leur serait donnée. 

         Alors, comment faire pour que nul ne soit exclu de l’accolade de la miséricorde et en même temps rester loyal par rapport à la loi de l’Église qui lui avait été inculquée ? Il a fini par trouver la solution et nous la connaissons grâce à une question qui lui a été posée à ce sujet. 

         Vous savez que c’est au confessionnal que le curé d’Ars a acquis cette réputation qui fera déferler tant de pèlerins à Ars. Et cette réputation, il l’a acquise au cours des missions qui étaient prêchées dans les alentours d’Ars. On l’a entendu le premier jour, à cette époque, régulièrement, les curés organisaient des missions paroissiales pour réveiller la foi de leurs ouailles. Quand il y avait une mission, tous les prêtres du canton allaient prêter main forte dans la paroisse où était organisée la mission, prêchant, instruisant, confessant. Le curé d’Ars, ses confrères ne lui faisaient pas assez confiance pour le laisser prêcher, instruire, alors on lui désignait un confessionnal et il y restait tout le temps de la mission ! Peu à peu, le bruit va se répandre que ce confesseur n’est pas comme les autres. 

C’est ainsi qu’à la mission de Trévoux, cette bourgade à quelques kilomètres d’Ars, il aura tellement de succès que son confessionnal, pris d’assaut, va s’écrouler sur lui ! Sa réputation de confesseur sera telle que le célèbre prédicateur dominicain Lacordaire lui rendra le plus bel hommage qu’on puisse imaginer. Lors d’un carême qu’il prêchait à Paris, il y a eu tellement de monde que certaines personnes ont été obligées de monter sur les confessionnaux de Notre Dame. On le lui fit remarquer et lui, il répliqua : « Oui, mais en Dombes, à Ars, il y a un petit curé bien plus fort que moi, parce qu’avec moi, les gens montent sur les confessionnaux, avec lui, ils entrent dans les confessionnaux. »

C’est parce que sa réputation de confesseur hors-pair va se répandre que les pécheurs endurcis vont finir par aller le trouver soit au cours de ces missions soit à Ars. S’il le fallait, ces pécheurs étaient prêts à attendre plusieurs jours pour que vienne leur tour ! Mais, ce qui les étonnait, c’était la petite pénitence qu’ils recevaient, une pénitence qui n’avait aucune commune mesure avec la gravité des péchés qu’ils venaient d’accuser. Cela finit par revenir aux oreilles de ses confrères, très mécontents de cette manière de faire et surtout jaloux de son succès, ils n’avaient plus grand monde dans leurs confessionnaux. Les confrères vont donc l’accuser de brader le sacrement et de chercher la popularité en rabaissant le niveau des exigences. C’est pour s’expliquer que le curé d’Ars finira par dire : « Ce que je fais est très simple, je leur donne une petite pénitence et, c’est moi qui fais le reste ! »

         Vous comprenez que cette déclaration fait taire tous ceux qui voient dans ses mortifications la manifestation d’un esprit névrosé ! Il s’agit plutôt d’une des plus hautes formes d’expression de la miséricorde, de la charité pastorale. Tout son cheminement exprimé par ce mot de « liguorisme » lui a fait chercher comment ne pas accabler les pénitents, comment rendre le sacrement de réconciliation désirable. 

Mais, en même temps, sa loyauté vis à vis de la loi de l’Église qui lui avait été enseignée lui a fait considérer que les pénitences devaient être effectuées dans leur intégralité, comme l’Église le demandait à l’époque. Alors, c’est pour cela qu’il s’imposait tant de mortifications. Elles étaient tout à la fois l’expression de sa charité pastorale pour décharger les pécheurs d’un poids trop lourd et aussi expression de sa loyauté vis-à-vis de l’Église. Enfin, il est bon de rajouter que, comme le nombre de pèlerins n’a cessé de croître, ses mortifications, elles, elles ne pouvaient pas diminuer. 

Vous comprenez désormais combien sa déclaration, « je leur donne une petite pénitence et moi, je fais le reste ! » nous laisse entrevoir un cœur de pasteur totalement configuré au cœur du Bon Pasteur qui a donné sa vie pour le Salut des pécheurs.

         Je vous avoue que lorsque j’ai compris cela, j’ai eu encore plus de mal à supporter les quolibets de ces prêtres qui se sont arrêtés à une connaissance bien extérieure et très approximative de la vie du saint curé d’Ars. Mais peut-être que ces quolibets sont finalement une manière de justifier le peu d’empressement de certains pasteurs à exercer la charité pastorale en acceptant d’y mettre le prix qui convient. Et c’est sur ce point que je veux terminer en nous adressant, bien humblement, cette mise en garde. 

Conclusion : Où en sommes-nous dans l’exercice 

                     de la charité pastorale .

         Qu’il soit bien clair que c’est en parlant de la manière qu’a eue le curé d’Ars d’exercer la charité pastorale que je veux parler et non pas en me référant à ce que j’en vis, moi-même ! Parce que, comme vous, j’ai tellement conscience de mes insuffisances. 

Il est bon de préciser encore qu’en regardant la vie du curé d’Ars, nous ne sommes pas invités à faire du « copier-coller » ! Ce qu’il a vécu est à replacer dans un contexte qui n’est pas le nôtre et à mettre en lien avec un appel particulier qui n’est pas le nôtre non plus. Cependant, vous l’aurez compris, il est profondément injuste, voire scandaleux, de se moquer et même plus de condamner ses mortifications. S’il avait fait fausse route, celui qu’il appelait avec malice le Grappin, ne l’aurait pas tant attaqué. Le Grappin ou le diable, si vous préférez, ne se fatigue pas à attaquer ceux qui font fausse route, avec eux, il a déjà gagné ! Il en va de même avec les cœurs tièdes et partagés, leur tiédeur est sa victoire, il ne les attaque plus !

         Au terme de mon intervention, pour que nous gardions une idée claire de ce que j’ai voulu vous partager j’insiste pour dire que c’est l’exercice de la charité pastorale qui a poussé Jean-Marie Vianney à s’infliger tant de mortifications, c’est l’amour des pécheurs lié à sa loyauté vis à vis de l’Église. 

Encore une fois, sur ce point, nous n’avons sans doute pas à aller jusqu’où il est allé ; toutefois, nous devons légitimement nous interroger pour savoir quelle place l’ascèse tient dans notre vie. 

Bien sûr, il ne s’agit pas de rechercher l’ascèse pour elle-même ou par orgueil pour être bien placé sur le podium du championnat de la mortification ! Non, l’ascèse, à vivre à l’école du curé d’Ars, doit nous conduire à mieux aimer ceux qui nous sont confiés. Nous le disons souvent aux fiancés que nous préparons au mariage, il est bon de nous le redire à nous aussi : il n’y a pas de vrai « oui » prononcé pour aimer qui ne soit accompagné de vrais « non » et je mets « non » au pluriel et au quotidien ! C’est d’abord ça l’ascèse qui nous conduira à vivre la charité pastorale dans un déploiement qui n’a pas de limite, comme nous le voyons dans la vie du St Curé d’Ars.

         En effet, c’est cette même charité pastorale qui le conduira, dans les derniers temps de son ministère, à rester 17h par jour au confessionnal. C’est encore cette charité pastorale qui le poussait à ne rien garder de tout ce qu’on lui donnait … alors que de grosses sommes d’argent vont passer entre ses mains, mais immédiatement réinvesties pour le fonctionnement de sa maison de Providence ou pour la charité vis à vis de tous les mendiants. C’est toujours la charité pastorale qui l’avait conduit à se battre pour que les valets de ferme puissent sanctifier le jour du Seigneur en ne travaillant pas le dimanche. C’est encore la charité pastorale qui le poussera dans ce combat pour faire fermer les cabarets, véritables fléaux qui détruisaient les familles. Quand les hommes y passaient trop de temps, ils dépensaient le peu d’argent qu’ils gagnaient, ruinaient leur santé et, revenant enivrés, menaient une vie impossible au reste de la famille. C’est toujours la charité pastorale qui le conduira à mener une bataille impitoyable pour faire cesser les bals sur la place du village. Du presbytère, il voyait bien ce qui se passait : les jeunes rejoignaient discrètement les granges aux alentours pour prendre un peu de plaisir. Et c’est ainsi que de nombreuses filles voyaient leurs vies gâchées devenant filles-mères, obligées de placer leurs enfants chez des nourrices pour devenir servantes de fermes, quasiment réduites en esclavage, et tout cela, bien sûr, sans que le garçon avec qui elles avaient fauté ne soit inquiété ! Tout cela son cœur de pasteur si intimement configuré au cœur du Bon Pasteur ne pouvait l’accepter.

         En menant tous ces combats, Jean-Marie Vianney ne s’est pas fait que des amis ! Mais, comme le dit un dicton français : quand on aime, on ne compte pas ! On ne compte pas les heures passées au service des autres, les initiatives courageuses à développer, on ne compte pas, non plus, les coups reçus ! La manière dont le curé d’Ars a exercé la charité pastorale nous invite à un examen de conscience. 

         Et pour mesurer l’enjeu de cet examen de conscience, nous ne devons pas oublier que, selon l’enseignement du concile, dans le décret « presbyterorum ordinis », l’exercice de la charité pastorale est le chemin par lequel, nous, les prêtres, nous parviendrons à la sainteté. 

         Il va sans dire que pour vivre cette charité pastorale, nous pouvons et nous devons compter sur la grâce. Cette grâce, le Seigneur la distribue largement à tous ceux qui reconnaissent humblement qu’ils ne sont que des pauvres mais des pauvres habités par le grand désir d’aimer bien au-delà de ce qu’ils sont capables d’aimer par leurs seules forces. Toutefois, quand nous parlons de grâce, il n’est pas inutile de rajouter que la grâce nécessite notre collaboration, et c’est là que trouvent place tous les « non » que nous avons à dire dont je parlais déjà. Le Seigneur donnera la force pour le « oui » à condition que nous ayons le courage de dire « non ». Ceux qui l’ont fréquenté reconnaitront peut-être, de manière sous-jacente, les réflexions du grand théologien protestant allemand qui m’a tant marqué au cours de mes études, Dietrich Bonhoeffer dans son livre au titre paradoxal : le prix de la grâce.

         Je termine en disant qu’au soir de notre vie, paraissant devant notre Maître et Seigneur, comme il serait bon que nous puissions l’entendre prononcer à notre sujet cette parole qu’il avait prononcée à l’égard de la femme venue prendre soin de son corps chez Simon le pharisien : il lui sera beaucoup pardonné puisqu’elle a beaucoup aimé ! Nous aussi, nous avons, par notre ministère, à prendre soin du Corps du Christ qu’est l’Église, alors, comme il serait bien que nous puissions entendre de la délibération de la Trinité réfléchissant à notre avenir éternel, ces mêmes mots : il doit lui être beaucoup pardonné puisqu’il a beaucoup aimé !

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