En ce qui concerne cet épisode des mages, il est difficile de faire la part entre la composition littéraire de Matthieu et la réalité. Comme toujours, il y a un événement qui est à l’origine du développement évangélique, mais ensuite cet événement a pu être raconté de manière plus catéchétique qu’historique. Mais il est bon d’affirmer qu’il y a bien un événement. Joseph Ratzinger-Benoit XVI dans son livre sur Jésus de Nazareth fait le point sur les recherches scientifiques qui ont été menées concernant cette étoile qui aurait pu guider les mages. De fait, il y a bien eu un phénomène étonnant dans le ciel à cette époque-là. Maintenant que s’est-il réellement passé ? Evidemment, nous n’en savons rien et les auditeurs attentifs de l’Evangile auront bien relevé que nous ne croûlons pas sous les détails puisque nous ne savons ni l’identité de ces hommes, ni même leur nombre. Le texte nous parle de Mages venus d’Orient, vraisemblablement des scientifiques de l’époque qui scrutaient les astres, mais rien n’est dit sur une quelconque origine royale. Et si la tradition a retenu qu’ils étaient 3, c’est uniquement en raison du nombre des cadeaux apportés. Enfin, ce n’est que vers le 6° siècle qu’on leur donnera un nom et qu’on attribuera à chacun l’un des cadeaux précisés dans l’Evangile : Melchior, le vieillard offre l’or à Jésus, Gaspard, bien jeune offre à Jésus l’encens et Balthazar, homme de couleur, offre la myrrhe.

Puisque l’Evangile n’a pas voulu nous fournir de détails et que nous avons à peu près fait le tour de ce que l’histoire pouvait nous enseigner, il faut donc maintenant nous arrêter sur ce que dit le texte en nous intéressant à sa portée catéchétique puisque c’est pour cela que Matthieu l’a écrit. La question que je veux retenir de ce texte, c’est la suivante : comment se fait-il que le peuple élu, et particulièrement ses responsables religieux et politiques n’ont pas su reconnaître et accueillir la venue du Messie alors que des païens, venus de loin ont été capables de le faire ? En effet, si Matthieu ne dit rien du nombre ou du nom de ces mages, il prend bien soin de noter les cadeaux apportés qui ne laissent aucun doute sur le fait que les Mages ont compris qui ils venaient voir. L’offrande de l’or atteste qu’ils reconnaissent la dignité royale de cet enfant, l’encens, sa dignité divine et la myrrhe qui servait à l’embaumement des corps, annonce ainsi déjà la mort de l’enfant, une mort dans laquelle va se jouer quelque chose d’essentiel. 

Dans cet évangile de Matthieu, le plus juif des 4 évangiles, c’est une vraie question qui traduit une profonde souffrance : pourquoi le peuple élu n’a pas reconnu et accueilli le Messie alors que les païens en ont été capables ? Matthieu souligne ce drame en précisant les signes dont chacun disposait pour cette reconnaissance. Les païens sont arrivés jusqu’au Messie grâce à un signe que je qualifierai de fluctuant : un astre dans le ciel, ce n’est pas très fiable d’autant plus qu’il disparait avec le lever du jour et qu’on n’est jamais sûr qu’il sera à nouveau là au coucher du soleil. Le peuple élu avait les Ecritures et quand ils les consultent, ils peuvent dire avec précision où devait naître le Messie. Eh bien, voilà le drame avec un signe très peu fiable, les païens sont conduits jusqu’au Messie et leurs cadeaux attestent qu’ils le reconnaissent alors que le peuple élu n’a pas été capable de le reconnaître et de l’accueillir alors qu’il disposait, avec les Ecritures, des sources les plus fiables.

N’allons surtout pas croire que ce questionnement est un questionnement réservé aux spécialistes ! Parce que, finalement, aujourd’hui, toutes proportions gardées, c’est un peu ce qui est en train de se rejouer. Comment se fait-il que les chrétiens de tradition deviennent si peu fervents au point de ne fréquenter les églises qu’aux grandes fêtes et cas de coup dur alors que ceux qui témoignent le plus d’enthousiasme, ce sont qui viennent de si loin et qui ont découvert ou redécouvert la foi après un parcours de vie tellement sinueux. Eux, ils ont soif, ils demandent toujours plus quand, dans le même temps, bien des chrétiens installés manifestent leur désir qu’on ne les bouscule pas trop, qu’on ne change rien à leurs habitudes. Dans l’accompagnement des retraitants de la semaine dernière, j’ai encore entendu cette souffrance s’exprimer bien des fois, souffrance que j’avais si souvent partagé quand j’étais curé de paroisses.

Si je reviens à la question que pose Matthieu, j’ai eu un élément de réponse en regardant la série « The Chosen. » Je ne peux que recommander à ceux qui auront quelque liberté dans les jours qui viennent de s’y plonger, on peut la visionner gratuitement sur C8. Cette série américaine réalisée par un chrétien appartenant à une Eglise évangélique donne une présentation de la vie de Jésus, mais de manière très particulière. Le réalisateur est assez fidèle à l’Evangile dans les textes cités mais pas du tout dans l’enchainement des événements et des mises en relation entre personnages, il fait se rencontrer et dialoguer des personnes qui, dans les Evangiles, ne se croisent pas. Et c’est par ces mises en relation qu’il délivre un message assez percutant. C’est ainsi que dans les premiers épisodes, il y a un personnage assez important, c’est Nicodème, le grand maître en Israël, spécialiste des Ecritures. 

Dans l’épisode 6, Nicodème qui a été déjà pas mal bousculé par ce qui lui a été rapporté et ce qu’il a vu lui-même de la puissance de Jésus, est en discussion avec un de ses élèves à lui, Samuel. Ce Samuel est furieux contre Jean-Baptiste, il n’a pas apprécié d’être traité d’engeance de vipère, du coup il l’a dénoncé aux romains qui l’ont arrêté. Nicodème, puisqu’il est son maître cherche à le faire réfléchir, ils reprennent ensemble les Ecritures. Samuel dit que Jean-Baptiste outrepasse toutes les bonnes règles en attribuant à Jésus des qualités que l’Ecriture attribuait à Dieu lui-même, c’est une hérésie, c’est un blasphème, Dieu ne peut se donner à voir dans un homme. Et c’est là que le dialogue avec Nicodème est intéressant, j’ai pris la peine de retranscrire une partie de ce dialogue. A Samuel qui lui objecte que Dieu ne peut prendre visage humain, Nicodème répond : Alors, toi, tu te permets de poser des limites au Dieu tout-puissant ? Samuel réplique : Uniquement celles édictées par la loi. Nicodème reprend et c’est magnifique : Et si Dieu venait à faire une chose nouvelle que tu considères contraire à la Torah, tu lui ordonnerais de retourner dans la cage que tu as fabriquée pour lui ou tu remettrais en question ton interprétation de la torah. Samuel lui dit alors qu’il a peur en entendant cela que Nicoidème ne soit plus un maître fiable. Nicodème poursuit : la peur ne fait que nous pousser à nous enfermer dans notre ignorance. Je refuse de vivre dans un passé pas réjouissant où Dieu ne peut pas faire de nouvelles choses. Nous devons être ouverts à ce qui nous ébranle et qu’on n’attendait pas !

Voilà ce que, finalement, nous décrit Matthieu dans cet épisode des Mages. Il nous parle de l’affrontement entre deux mondes religieux : un monde dans lequel Dieu a été enfermé dans une cage fabriquée par des certitudes issues de traditions qui, peu à peu, se sclérosent. Et un monde dans lequel, on laisse Dieu être Dieu et où on accepte ce qu’il veut faire de nouveau même quand ça vient bousculer nos habitudes. C’était l’affrontement d’hier, c’est le même affrontement aujourd’hui. Hier, c’étaient des païens qui étaient capables de reconnaître et d’accueillir Celui que Dieu, dans sa souveraine liberté et son inébranlable décision de sauver l’humanité, avait envoyé alors que dans le même temps, ceux qui avaient enfermé Dieu dans la cage de leurs traditions, de leurs interprétations n’avaient pu le reconnaître et l’accueillir. Aujourd’hui, ce sont encore ceux qui viennent de loin, libres de toute interprétation enfermante qui sont capables de reconnaître les merveilles étonnantes que Dieu accomplit et ils le reconnaissent d’autant plus facilement qu’ils en ont été eux-mêmes les bénéficiaires, ou leurs proches, ils ont vu des guérisons, des libérations. Alors ils sont devenus les témoins enthousiastes de ce Dieu qui accomplit des prouesses. Mais, hélas, aujourd’hui encore, ils sont parfois obligés de retourner chez eux par un autre chemin car les chrétiens bien établis les accueillent mal, ils ont tellement peur qu’on vienne bousculer leurs habitudes, qu’on les oblige à sortir de leur foi ronronnante, alors pour essayer d’endiguer ce feu qui leur fait peur chez ces nouveaux convertis, ils les font constamment passer sous des douches froides avec leurs mises en garde répétées, leurs normes sclérosantes qui les empêchant d’exercer ces charismes qu’ils viennent de recevoir. Alors, fatigués, ils nous quittent et regagnent leur pays par un autre chemin. 

Laissons-nous réveiller par ces mages d’aujourd’hui et plutôt que de leur mettre des bâtons dans les roues, suivons-les, ils nous conduiront au Seigneur et nous permettront de retrouver le feu sacré.