Qu’il est difficile de recevoir sans mettre la main sur ce que nous recevons, et c’est particulièrement vrai pour ce que nous recevons de Dieu. Nous sommes toujours tentés de mettre la main sur ce que Dieu nous donne, d’oublier que le don ne dure et même ne grandit que lorsque nous acceptons de le considérer comme un don sans nous estimer propriétaires de ce que nous recevons. Accueillons les dons de Dieu avec gratitude, goûtons-les à leur juste saveur et faisons-les fructifier sans jamais nous en considérer comme les propriétaires. Il me semble que c’est l’une des leçons que l’on peut tirer de la 1° lecture.
Isaac est précisément l’enfant qui a été donné par Dieu à Abraham et Sarah, mais comme il leur sera difficile à l’un comme à l’autre de ne pas mettre la main sur cet enfant comme s’il était devenu leur propriété. Aujourd’hui, nous sommes témoins du combat intérieur de Sarah. Demain, nous serons témoins du combat intérieur d’Abraham qui sera invité à offrir son enfant non pas comme, il le pensait au début, en le sacrifiant comme on sacrifie un animal pour obtenir des grâces de Dieu, mais il sera invité à s’en détacher, à couper le lien qu’il avait créé et qui empêchait Isaac de vivre. Mais, ça c’est pour demain ! Aujourd’hui, c’est Sarah qui se débat pour parvenir, très difficilement, elle aussi, à couper le lien qui étouffait Isaac. Ce lien trop fort risquait de ne plus lui permettre de laisser grandir Isaac, non pas en fonction son projet à elle, mais pour qu’Isaac puisse répondre à ce que Dieu attendait de lui.
Je ne dis pas que cette lecture un peu psychologique du texte épuise toutes les interprétations possibles, mais elle a son intérêt parce qu’elle nous questionne profondément, comme nous le verrons. En effet, il est bien question de lien à couper puisque, ce qui va être à l’origine de tous les problèmes qui vont suivre, le texte nous dit que c’est la fête donnée par Abraham pour le sevrage d’Isaac. C’était une tradition, à cette époque, dans cette région du monde, de faire une fête pour le sevrage de l’enfant. Ce moment est très particulier puisque c’est le moment où l’enfant est invité à grandir en se détachant du lien si fort qui l’unissait à sa mère dans l’allaitement. Alors, pour manifester que l’enfant n’est plus un bébé, qu’il grandit, une fête est organisée ; mais on peut imaginer que, pour la mère, ou du moins pour certaines mères, cette fête avait un goût amer puisqu’elles réalisaient qu’allait être terminée cette grande intimité qu’elles vivaient avec leurs enfants dans les moments d’allaitement. Peu à peu, surtout s’il s’agissait d’un fils, il faudrait passer la main au père pour qu’il aide son enfant à grandir, notamment en commençant à travailler, petitement au départ, et de plus en plus fortement au fur et à mesure des années.
A l’occasion de cette fête, Sarah, qui a sûrement eu du mal à entrer dans la joie, va avoir son regard attiré par Ismaël qui, comme tous les enfants, jouait … peut-être jouait-il d’ailleurs avec Isaac puisque cette fête était la fête d’Isaac. On peut facilement imaginer qu’ils riaient ensemble, comme deux frères, heureux de partager des moments de complicité. Et c’est précisément là que tout vient se bousculer dans la tête de Sarah : en regardant Ismaël qui joue avec Isaac, elle ne voit pas un frère qui joue avec son frère, mais elle voit, nous dit le texte « ce fils qu’Abraham avait eu avec Agar, l’égyptienne. » En cet instant, tout remonte à sa mémoire et c’est terrible. Puisqu’elle ne voit plus en Isaac, le don de Dieu, elle repense aux si nombreuses années de stérilité qu’elle a vécues comme autant d’années d’humiliation dont elle avait imputé la responsabilité à Dieu. Elle repense, alors, à la proposition qu’elle avait faite, la mort dans l’âme, à Abraham pour qu’il puisse, selon la coutume de l’époque, s’unir à sa servante pour adopter par la suite l’enfant qui naitrait de cette union. Et surtout, elle repense au bonheur d’Abraham à la naissance de son fils et l’attention démesurée qu’il portait non seulement à l’enfant, ce qui aurait pu se comprendre, mais aussi à la mère de l’enfant, Agar. Tout remonte en elle et ça provoque, chez Sarah, une bouffée d’amertume et de jalousie. Son regard s’est détourné d’Isaac, qui était pourtant le centre de la fête, son regard s’est détourné du don de Dieu, du coup, elle ne voit plus qu’Ismaël et en lui, elle ne voit qu’un concurrent dangereux pour celui qu’elle considère désormais comme son enfant à elle, sa propriété.
Voilà ce qui se passe quand on oublie que tout est don de Dieu, quand nous mettons la main sur les dons de Dieu, nous finissons par tout regarder, les personnes, les événements avec un regard tordu.
C’est donc ce qui va se passer pour Sarah en ce jour de la fête du sevrage d’Isaac. Si elle avait reconnu que cet enfant était un don de Dieu, elle n’aurait pas dû mettre la main sur lui et elle aurait pu accepter qu’Ismaël puisse, lui aussi, vivre sa vie sous le regard bienveillant de sa mère avec l’aide de son père Abraham. Mais voilà, parce qu’elle a mis la main sur le don de Dieu, son regard et son comportement sont devenus tordus. C’est ce qui conduira Sarah à faire cette demande tordue qu’elle adresse à Abraham comme un véritable ordre, oubliant au passage qu’Ismaël est aussi le fils d’Abraham et le demi-frère d’Isaac : « Chasse cette servante et son fils ; car le fils de cette servante ne doit pas partager l’héritage de mon fils Isaac. » Vous avez entendu MON fils ! En ordonnant de mettre fin au jeu d’Ismaël avec Isaac, symboliquement, c’est à la fraternité qu’elle met un coup d’arrêt. Cette décision sera lourde de conséquence puisque plus jamais ceux qui se considéreront comme les descendants d’Isaac, le béni, et ceux qui seront les descendants d’Ismaël, le banni, ne pourront vivre durablement ensemble, dans la fraternité et la paix.
Vous le voyez, quand nous mettons la main sur les dons de Dieu, les conséquences ne sont pas néfastes que pour notre vie spirituelle, c’est toute notre vie qui va s’en trouver affectée et, par ricochet, la vie des autres. On le voit bien avec cette demande de Sarah qui, symboliquement, va mettre à mal l’histoire de la fraternité. Tout ce que je viens de dire peut nous conduire à examiner notre manière de réagir face aux dons de Dieu, examen qui peut devenir particulièrement fécond au cœur d’une retraite. Il me semble qu’il peut y avoir 3 grandes dérives qui sont autant de mauvaises manières de nous comporter face à Dieu. Selon nos histoires et selon les périodes de notre vie, nous pourrons nous reconnaître dans ces 3 comportements.
1° comportement, il y a ceux qui ont l’impression de ne jamais rien recevoir de Dieu. Dieu est la source de tout don, ils aimeraient y croire. Mais, si c’est vrai, alors ce n’est vrai que pour les autres ! On le voit bien à la chapelle, il y en a qui sont comblés, qui ferment les yeux et leur visage rayonne alors que les autres trouvent qu’un quart d’heure d’adoration dure le temps d’une demi-éternité ! Du coup, ils se mettent à jalouser les dons des autres, à porter un regard suspicieux sur Dieu qui n’est plus ce Père plein d’un amour généreux mais un père qui a ses chouchous !
2° comportement, il y a ceux qui sont des gaspilleurs de grâce, ils reçoivent, mais ils gâchent tellement vite ce qu’ils reçoivent. Ils oublient que tout leur vient de Dieu. Quand on a reçu un cadeau précieux de la main d’une personne qui nous aime beaucoup, on en prend grand soin. Eux, ils ont oublié que le donateur, c’est Dieu, du coup, ils ne prennent aucun soin de ce que Dieu leur a donné et ne cesse de leur donner, ils n’entretiennent pas tous ces dons reçus, ils les laissent s’étouffer au milieu des ronces de leurs péchés.
3° comportement, il y a ceux qui, à l’image de Sarah, mettent la main sur les dons de Dieu. Ils ne savent plus vivre dans la gratitude, ils sont habitués au fait que Dieu donne, ils trouvent que c’est normal, alors, tout ce qui a été reçu devient leur bien propre et ils en disposent à leur guise.
Finalement, une retraite, elle sert aussi à nous remettre sur la bonne trajectoire, à entendre ce que Jésus disait à la Samaritaine : si tu savais le don de Dieu ! Que cette retraite que vous vivez et dans laquelle nous vous accompagnons de notre prière vous aide et nous aide avec vous à reprendre conscience de tout ce que nous avons reçu et ne cessons de recevoir et de vivre dans la gratitude.
Mais pour vivre dans la gratitude et ainsi faire fructifier tous les dons reçus, il nous faudra entrer dans le combat spirituel et ne pas nous laisser vaincre par le Malin qui, depuis le jardin de la Genèse ne cesse de vouloir semer le doute sur la bonté de Dieu en laissant croire qu’il ne donne pas tant que ça ou qui va se comporter en « voleur de grâces » pour nous dérober le plus vite reçu ce que nous avons reçu ou encore qui veut nous faire croire que les cadeaux de Dieu sont des cadeaux empoisonnés. Ce combat nous était si bien décrit dans l’Evangile. Mais je n’ai plus le temps de le commenter, vous, par contre, vous pourrez prendre le temps de le méditer et de voir toutes les conséquences du péché qui sont si bien mises en lumière dans ce texte.
Et bien à nouveau je suis dans la gratitude ! Qu’elle grâce que le Seigneur me donne de pouvoir lire vos homélies ! Je ne les garde pas pour moi mais les partage autour de moi…
Merci