Avez-vous déjà lu le récit que l’abbé Pierre fait de sa vocation, je veux parler de l’événement fondateur qui le conduira plus tard à fonder Emmaüs et à devenir cet homme donnant sa vie pour les autres ? Il a raconté qu’étant enfant, un dimanche après-midi, comme souvent, il devait aller, avec le reste de sa famille chez des cousins. Il aimait beaucoup aller là-bas car ces cousins avaient un jeu qu’il aimait beaucoup, un tir au pigeon. Il y avait une roue qui tournait sur laquelle se tenaient des pigeons en bois léger et, avec une carabine à flèche, il fallait toucher les pigeons qui tombaient mais pas jusque par terre parce qu’ils étaient accrochés avec une chaine. Je peux donner ces détails parce que j’y ai joué moi-même et, moi aussi, j’aimais beaucoup. Ce dimanche, il est privé de sortie, il va rester seul à la maison, il est puni. Quand la famille revient, ses frères lui disent pour le narguer qu’ils ont joué toute l’après-midi au tir aux pigeons. Il leur répond : « qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse puisque je n’y étais pas ! » Son père entend ça et lui dit avec une grande tristesse dans la voix : « Tes frères te partagent leur joie et toi, tu t’en fiches, et les autres, alors ça ne t’intéresse pas ? Ça ne t’intéresse pas ce que vivent les autres ? » Toute sa vie, il portera cette question : Et les autres ? Son père a orienté sa vie en lui posant cette question avec tant de pertinence.
J’aimerais aussi vous raconter l’histoire d’un autre enfant qui, un dimanche matin, rentre à la maison avec son papa après la messe du dimanche au cours de laquelle il avait été enfant de chœur. Et son papa lui dit : « Tu sais, je t’ai regardé pendant que tu servais la messe et j’ai trouvé que tu ne faisais pas vraiment attention à ce que tu faisais. Alors je vais te composer une prière au Saint Esprit et tu la diras avant chaque messe et ça t’aidera à mieux servir. » Cet enfant s’appelait Karol, il est devenu le Pape Jean-Paul II et c’est lui qui a raconté cette anecdote en rajoutant : « cette prière que mon père a composé pour moi, je l’ai toujours dit avant de servir la messe et plus tard avant de célébrer la messe et, quand je suis devenu Pape, c’est cette prière qui m’a servi à écrire l’encyclique sur le Saint-Esprit. »
Ces deux histoires, il y en avait même une 3° concernant le pape Benoit XVI, mais je ne peux pas passer toute l’homélie à raconter des histoires, je les ai entendues de la bouche du cardinal Barbarin dans un enseignement que j’ai écouté et regardé hier après-midi. La 1° histoire, je la connaissais, mais pas la deuxième. Peut-être vous demandez-vous sur quel thème était l’enseignement du cardinal : sur St Joseph, bien sûr ! Il explique donc que le père de l’abbé Pierre, la plupart de ceux qui fréquentent Emmaüs n’en ont jamais entendu parler même si c’était une belle personnalité et de même pour le père de Jean-Paul II. Voilà deux hommes, l’abbé Pierre et Jean-Paul II qui ont tout reçu de leur père, tout ou presque, en tout cas ils ont reçu l’essentiel, et leurs pères, on n’en parle pratiquement plus sauf dans quelques récits bien documentés.
Vous voyez immédiatement le parallèle qu’on peut faire avec Joseph. Jésus est encore plus célèbre que l’abbé Pierre et Jean-Paul II, comme eux, il a dû beaucoup recevoir de son père et le fait qu’on n’en parle pas ou si peu n’est pas le signe qu’il n’ait pas eu d’importance. Car c’est bien vrai on ne parle que très peu de Joseph, j’écoutais à la suite la conférence d’un dominicain qui expliquait qu’il y a 0,42% des versets des Evangiles qui parlent de Joseph, c’est effectivement très peu ! Mais, comme pour chaque enfant, et les deux histoires le montrent à merveille, Jésus a forcément reçu, appris de son père Joseph. Et si vous vouliez creuser cette question, écoutez cet enseignement du cardinal, j’ai mis le lien sur mon blog.
Ce qui fait que nous avons une toute autre manière d’entendre le titre que les juifs lui attribuaient dans l’Evangile que nous avons entendu : le fils du charpentier. Pour eux c’était très méprisant, pour nous ça équivaut à un véritable titre de gloire, tant il a apris de Joseph. Conférence du cardinal Barbarin : https://www.youtube.com/watch?v=1F34XI8DIYQ
Je m’éloigne maintenant de cette conférence. Ce que Jésus aura, entres autres choses essentielles, appris de Joseph, c’est le sens du travail, la beauté, la noblesse du travail. C’est ce que veut nous rappeler cette fête de St Joseph travailleur. Avez-vous remarqué que la plupart des paraboles nous montrent des femmes et des hommes au travail ? Une femme qui enfouit du levain dans la farine, qui balaie sa maison, un semeur qui sème, un intendant qui tient les comptes d’une maison, un berger qui garde son troupeau. La plupart des exemples pris dans les paraboles nous montrent des femmes et des hommes au travail et effectuant tout type de travail comme pour bien montrer qu’il n’y a pas des travaux nobles et d’autres sans importance : tout type de travail peut nous parler du Royaume de Dieu. Cette grandeur, cette noblesse du travail capable de parler de Dieu, on n’a pas de peine à imaginer que c’est St Joseph qui l’a transmis à Jésus. D’ailleurs, Joseph est un nom hébreu et l’une des manières de le traduire en français, c’est « faire grandir ». On peut dire qu’il aura rempli sa mission Joseph, une mission qui lui collait à peu avec le nom qu’il portait. Et c’est aussi par l’exemple du travail qu’il aura donné et le savoir-faire transmis que Joseph aura rempli sa mission de veiller sur Jésus pour qu’il grandisse bien.
On peut dire que le rapport que la religion judéo-chrétienne a entretenu avec le travail a opéré une véritable révolution. Dans la culture grecque, puis romaine, le travail était réservé aux esclaves. Les maîtres consacraient leur temps aux loisirs. D’ailleurs, vous le savez peut-être le mot travail, vient du latin « tripalium » qui veut dire torture, ça en dit long sur la conception qu’on pouvait avoir du travail ! Celui qui travaillait, c’était donc l’esclave et il était considéré lui-même comme un instrument de travail, on ne lui devait donc pas plus de respect qu’on en avait pour un marteau ou une pioche !
Le judéo-christianisme a complètement changé ce regard sur le travail. Nous l’avons entendu, dans la Genèse, l’homme est créé avec la mission de travailler et de conserver le jardin, c’est ce qu’il faut entendre par l’ordre qui est donné par Dieu de dominer la création. Evidemment et le pape François l’a bien montré dans Laudato Si, par cet ordre de remplir la terre et de la soumettre, Dieu ne donne pas l’autorisation de faire n’importe quoi ! Par cet ordre, l’homme est élevé à une grande dignité, il est établi co-créateur avec Dieu. C’est très beau parce que ça veut dire que le travail devient l’un des moyens pour l’homme d’être associé à Dieu. Il n’y a pas que la prière qui nous associe à Dieu, il y a aussi le travail, le travail bien fait, le travail accompli jusqu’au bout. D’ailleurs Jean-Paul II a donné à ce récit de la Genèse, le si beau titre « d’Evangile du travail. »
Et, le Christianisme ira encore plus loin que le judaïsme puisque Jésus, le Fils de Dieu, est présenté comme ayant travaillé de ses mains la plus grande partie de sa vie avant de commencer sa mission … ou plutôt que sa mission a commencé par ce travail. Et on peut dire qu’il a autant été Sauveur dans les années de la vie cachée et laorieuse à Nazareth que dans son ministère public. De ce point de vue, j’aime beaucoup ce que Benoit XVI avait dit aux artisans qui avaient refait son appartement au moment de son élection. Jean-Paul II était resté 25 ans, au bout de 25 ans, ce n’est pas scandaleux de refaire les peintures !
Il avait donc eu la délicatesse de recevoir ces artisans avant d’emménager et il leur avait dit : « vous êtes les collègues de Notre Seigneur Jésus-Christ ! » Vous vous rendez compte du titre qu’il leur donne ? Collègues de Notre Seigneur ! Ce n’est pas rien comme appellation ! Et il va ajouter en direction de ces artisans : « vous vous êtes donnés à fond pour finir le chantier le plus vite possible, votre travail m’encourage, maintenant, moi aussi, en cette heure tardive de ma vie, je dois me mettre au travail ! » Quelles belles paroles qui révèlent qu’un travail bien fait par les uns peut devenir un encouragement puissant pour les autres à mieux faire leur travail. On est loin, vraiment très loin du Tripalium !
Et c’est pour cela que le chômage est un drame, bien sûr, il y a la question de la subsistance, mais il n’y a pas que ça, secrètement l’homme a perçu ce que dit une prière : « le travail a été sanctifié par l’auteur du travail », ce qui lui donne une dimension quasi-sacrée. Quand nous méditons sur le mystère de l’Incarnation dans toutes ses dimensions, nous n’en finirons jamais de nous émerveiller. Celui qui a créé le travail l’a lui-même accompli, en Jésus, et pas quelques jours, quelques semaines, dans un petit CDD, pour voir ce que ça donnait ! Il a travaillé la plus grande partie de sa vie, en proportion de la durée de sa vie, on peut dire que Jésus aura travaillé bien plus longtemps que nous !
C’est donc aussi pour cela, en raison de cette dimension quasi-sacrée du travail qu’il est si dramatique de constater que le travail soit si souvent un lieu de tensions et d’exploitation dans lequel bien des hommes perdent leur dignité. Et l’un des drames aujourd’hui, c’est qu’on fait quantité de recherches pour améliorer la compétitivité au travail, pour rendre le travail toujours plus rentable sans beaucoup se préoccuper de l’homme au travail. Or dans la dimension chrétienne si le travail revêt un caractère quasi-sacré, c’est parce qu’il est accompli des hommes que Dieu a voulu hisser à la dignité de co-créateur justement par l’exercice du travail. La réflexion chrétienne sur le travail est une invitation à remettre l’homme au centre de toute réflexion, de toute revendication concernant le travail, demandons l’intercession de St Joseph travailleur pour y parvenir le plus vite possible.