Les premières lectures de cette semaine nous permettront de continuer la lecture du 2° livre des Rois, mais nous n’irons pas très loin puisque dès jeudi, cette lecture sera interrompue par une série de fêtes : nativité de St Jean-Baptiste, puis Sacré-Cœur de Jésus et enfin Cœur Immaculée de Marie. Dans la lecture d’aujourd’hui, c’est un événement dramatique de l’histoire du Peuple choisi par Dieu qui nous a été raconté : le Roi Salmanasar, roi de Babylone va entrainer la chute et la disparition du Royaume de Samarie dont Osée était le roi, un personnage qui n’a rien à voir avec le prophète du même nom. Pour situer cet événement dans l’histoire et en comprendre sa portée, il est peut-être nécessaire de refaire justement un peu d’histoire.
Vers l’an 1000, le grand roi David va parvenir à unifier le pays qui avait été découpé pour être donné aux 12 tribus d’Israël. En fait, le pays n’avait été partagé qu’en 11 puisque la tribu de Lévi, chargée d’offrir les sacrifices, la bible nous dit que sa part, ce fut le Seigneur. Grâce à David, le pays n’est plus morcelé mais unifié depuis Dan au Nord jusqu’à Béershéva à l’extrême Sud. Ça ne se reproduira plus jamais dans l’histoire et c’est à ces frontières, à cette grandeur que rêvent de revenir les sionistes d’aujourd’hui. Le pays unifié ne durera pas très longtemps, Salomon, le fils de David aura toutes les peines du monde à garder cette unité. Dès les premières années du règne de son successeur, Jéroboam, le pays va se diviser en deux, c’est ce qu’on appelle le grand schisme, vers 932. Royaume du Nord avec Samarie comme capitale qu’on appelle aussi Israël et Royaume du Sud avec Jérusalem comme capitale qu’on appelle aussi Ephraïm. Ces deux Royaumes, non seulement, vivront de manières indépendantes mais ils seront souvent des rivaux alors qu’ils sont, à l’origine des frères. La prédication des prophètes évoquera souvent cette douleur de Dieu devant ces luttes fratricides et nous fera partager le rêve de Dieu de les voir à nouveau réunis.
Et puis il y aura cette date de 722, enfin autour de 722 où le Royaume du Nord est rayé de la carte, envahi, population déportée, c’est ce qui nous était raconté dans la 1° lecture. C’est de cette époque que date la haine des juifs à l’égard des samaritains qui seront considérés comme des bâtards ayant perdu la pureté du sang et de la religion juive. Comme souvent, cet événement dramatique nous est présenté comme une punition de Dieu, je relis le dernier verset : Le Seigneur s’est mis dans une grande colère contre les tribus d’Israël et les a écartées loin de sa face. Il n’est resté que la seule tribu de Juda. Evidemment, c’est une figure de style, Dieu n’y est pour rien. Oui, Dieu par les prophètes avait prévenu que certains choix des dirigeants auraient des conséquences graves. Il n’a pas été écouté, les conséquences sont arrivées, mais ce n’est pas Dieu qui l’a voulu. Ce n’est pas parce que Dieu avait prédit que ça arriverait qu’il est content quand ça arrive ! Dieu va être le premier à souffrir de cette situation. Bien des textes nous le montreront comme une mère qui pleure la disparition de son enfant.
Venons-en à l’Evangile. Comme toutes les paraboles de Jésus, cette parabole de la paille et de la poutre semble un texte très simple. Mais, comme pour la plupart des paraboles, cette simplicité n’est qu’apparente. Bien sûr, on peut la lire rapidement et retenir la leçon que Jésus tire lui-même : « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés ; de la manière dont vous jugez, vous serez jugés ; de la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera. » Et si on a retenu ça, c’est déjà pas mal parce que cette maladie du jugement est une maladie bien trop répandue qui empoisonne nos relations dans tous les secteurs de notre vie … évidemment, c’est une maladie qui gangrène de manière toute particulière la vie communautaire.
Mais dès qu’on gratte un peu pour approfondir, eh bien, la simplicité apparente des paroles disparait et tout se complique ! Est-ce que ça voudrait dire que la correction fraternelle, pourtant exigée par Jésus, n’est plus possible ? Et puis, est-ce si sûr que ça, que, en permanence, et systématiquement, je sois plus pécheur que l’autre ? Puisque lui n’a qu’une paille alors que moi, j’ai une poutre ! En plus, il y a ce détail étonnant : comment peut-on voir que l’autre a une paille quand on a une poutre dans son œil ? Cette poutre, comment l’enlever ? C’est une opération forcément délicate. Bref, dès que l’on gratte, c’est un festival de questions ! En fait, je crois vraiment que nous avons tous la même chose dans l’œil. Si Jésus dit qu’il y en a un qui a une poutre, c’est juste un effet d’optique !
Je me rappelle être allé chez l’ophtalmo parce que je me frottais sans arrêt les yeux. Il se trouve que j’avais des calculs dans les glandes lacrymales … je ne savais pas que ça existait ! Ce qui veut dire que dans mes larmes, il y avait des micros-cailloux qui se déposaient sur la surface de mon œil, l’ophtalmo devait les enlever avec une aiguille. Eh bien je peux vous dire que lorsqu’elle a approché l’aiguille de mon œil j’ai cru voir arriver un énorme pic qui m’a d’ailleurs fait reculer … mais ce n’était qu’un effet d’optique. Pour me rassurer l’ophtalmo m’a montré la mini-aiguille qu’elle utilisait ! Tout ce qui s’approche de notre œil et à fortiori ce qui est dans notre œil, nous le voyons de manière très déformée, très grossie, c’est un effet d’optique.
Donc Jésus ne veut pas nous culpabiliser en nous laissant croire que nos péchés seraient énormes par rapport à ceux des autres. En règle générale, ils ne sont ni mieux ni pires que ceux des autres, ce sont des péchés ! En soulignant cet effet d’optique grossissant sur nos péchés, Jésus ne nous interdit donc pas la correction fraternelle qui est absolument indispensable mais il nous invite à la vivre dans un certain état d’esprit.
Dans le très beau chapitre 18 de l’Evangile de Matthieu, qu’on appelle le chapitre sur la vie communautaire, Jésus insiste sur cette nécessité d’aider un frère à se sortir d’une mauvaise passe : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’assemblée de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain. » Et ailleurs, dans l’Ecriture, on trouve de sévères mises en garde contre ceux qui n’osent rien dire à ceux qui sont en train de se perdre, comme celle-là dans le livre d’Ezéchiel que Dieu va instituer comme guetteur : « Si je dis au méchant : “Tu vas mourir”, et que tu ne l’avertis pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang. » Ez 33,7
C’est bien clair, si j’aime mon frère, je ne peux pas rester indifférent quand je le vois prendre un chemin sans issue ou pire un chemin qui le conduit à sa perte. Dans le magnifique sermon du curé dans Manon des Sources, il y a un passage si juste. Le curé fustige l’attitude des gens du village qui n’ont rien dit quand cette maison appelée si justement la bastide fendue a été vendue. Ils n’ont rien dit sous prétexte qu’on ne doit pas se mêler des affaires des autres ! Eh bien, leur dit le curé, quand on est chrétien, on doit se mêler des affaires des autres et ça porte un nom, ça s’appelle la charité ! Je ne peux pas rester indifférent à ce que vivent les autres. Donc je ne peux surtout pas prétexter que je suis pécheur pour ne rien faire en disant : qui suis-je pour lui faire remarquer qu’il vit mal ce que moi-même je ne vis pas très bien !
Bien loin de nous interdire d’intervenir auprès des autres, la parabole de la paille et de la poutre nous donne plutôt l’attitude juste qui nous permettra de ne pas intervenir de manière blessante. Quand nous intervenons, il faudra toujours nous rappeler que nous sommes au moins autant pécheur que celui auprès de qui nous intervenons. Nous allons donc le voir parce que nous sommes fondamentalement unis dans une même pauvreté, nous ne pouvons donc que nous comprendre. C’est un pauvre qui va aider un autre pauvre. Ce n’est pas un parfait qui s’érige en donneur de leçon. Du coup, ça doit s’entendre dans le ton avec lequel je vais parler à mon frère. La correction fraternelle, c’est finalement la plus belle expression de la solidarité entre pauvres. Quand on est pauvre, la vie est difficile, il est donc nécessaire de se serrer les coudes. C’est cela la correction fraternelle et c’est pour la vivre dans cet état d’esprit que Jésus nous a raconté la parabole de la paille et de la poutre. Demandons au St Esprit de nous aider à en tirer tout le profit possible pour que notre vie communautaire soit de plus en plus fraternelle, c’est-à-dire sans cesse purifiée par la correction fraternelle vécue comme la plus haute expression de la solidarité fraternelle entre pauvres.